Un déclic est-il nécessaire pour se soucier de l’environnement ?
Un choc, une épiphanie puis, soudain, un changement de mode de vie. Ce scénario est bien ancré dans nos imaginaires mais pas si fréquent dans la réalité.
Un choc, une épiphanie et, soudainement, un changement de mode de vie. Ce scénario est bien ancré dans nos imaginaires, mais pas si fréquent dans la réalité, où l’on voit plutôt des modes de vie sobres pas nécessairement liés à des convictions écologiques, et des déclics qui fonctionnent surtout auprès de personnes déjà convaincues.
« Moi, je pense que les gens font pas d’efforts. Je pense qu’il faudrait avoir des messages un peu choc, pour qu’ils prennent conscience du changement climatique », assure Hélène, 41 ans, vétérinaire. Elle n’est pas la seule.
Il est commun d’entendre ou de lire que l’adoption d’écogestes au quotidien passe, dans un premier temps et parfois soudainement, par une prise de conscience de l’urgence climatique. Provoquer ce déclic chez les individus semble même devenu un axe de prioritaire pour les divers acteurs de l’environnement, comme les pouvoirs publics, les associations et les ONG. La rhétorique du défi est visiblement couramment employée.
À l’heure où les spots publicitaires et les campagnes de sensibilisation se multiplient sur tous les médias sociaux, demandons-nous si elles sont efficaces.
Pour comprendre leurs effets sur la population, nous avons interrogé une centaine de ménages aux profils (genre et âge) et conditions de vie (revenu, statut familial, type d’habitat, etc.) très variés. Ces entretiens, menés dans le cadre d’une recherche doctorale, portent précisément sur les modalités d’engagement dans une démarche de réduction des déchets au quotidien. À ceux-ci, s’ajoute un questionnaire ayant permis de recueillir plus de 2 000 réponses.
Résulte de cette étude objective de l’engagement dans le zéro déchet qu’il s’agit plutôt d’un processus diffus dans le temps, face auquel nous ne sommes pas tous égaux. La position sociale, le poids des routines et les contraintes liées aux conditions de vie apparaissent effectivement comme bien plus déterminantes dans l’adoption pérenne de pratiques écologiques qu’un déclic sous forme d’épiphanie.
Faut-il pour autant jeter au rebut la sensibilisation aux bonnes pratiques écologiques ? La réalité appelle à un regard des plus nuancés.
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Le choc émotionnel comme déclic
Les personnes rencontrées ont elles-mêmes souvent usé de la rhétorique du déclic ou de la prise de conscience comme point de départ d’un verdissement de leur mode de vie, alors même que la plupart d’entre elles se disent sensibilisées à l’environnement depuis longtemps. Ce déclic est d’ailleurs souvent décrit comme un choc émotionnel, issu d’une expérience personnelle.
En fonction des profils, ce déclic peut provenir de différentes sources, comme l’actualité sur les catastrophes naturelles ou les documentaires maintenant nombreux sur la pollution ou la chute de la biodiversité. Ainsi, l’exemple de Sandrine nous montre comment le visionnage d’un film a « déclenché » son engagement dans le zéro déchet :
« Ma formation, c’est un master environnement et développement durable et mon mari est chargé d’un service environnement. Donc on a toujours fait attention à l’environnement. Mais moi, le truc vraiment déclencheur, ça a été le film “Demain”. » Sandrine, 52 ans, psychomotricienne.
Ce choc peut aussi provenir de diverses expériences marquantes, comme la visite d’un centre de tri, d’enfouissement ou d’incinération de déchets, comme l’a vécu Jérôme :
« J’ai fait une visite, c’était un des centres de déchets. Tu vas là-bas et tu vois toutes les trois minutes, il y a un gros camion qui arrive avec plein de déchets plus ou moins recyclables. C’est impressionnant ! On était une dizaine de personnes, on est tous sortis, mais blancs, on était là : “Mais on s’imaginait pas !” Tu te dis : “Ça va pas du tout !” Il faudrait que tout le monde voie ça, que ça soit obligatoire une fois par an. » Jérôme, 28 ans, vendeur dans la grande distribution.
Aussi, les fortes émotions associées à cette visite, qui agit comme un révélateur des dessous de nos modes de consommation, lui semblent ainsi bien plus marquantes que la sensibilisation par la communication.
Loin d’être soudain, un processus diffus et socialement situé
Bien qu’un déclic de ce genre soit vécu comme un événement marquant, il est cependant bien plus la conclusion, plutôt que le point de départ, d’un cheminement individuel vers l’adoption de pratiques écologiques au quotidien. Ce processus, menant à une plus forte sensibilité environnementale, n’est effectivement pas qu’une question de motivation, car il est fortement influencé par des variables sociologiques, notamment le genre, l’âge et le niveau de diplôme.
Dans l’échantillon interrogé par questionnaire, 44 % des femmes se disent « très sensible à l’environnement », contre 38 % des hommes. En outre, 49 % des 18 – 29 ans choisissent cette réponse, contre 30 % des 75 ans et plus, le pourcentage diminuant à mesure que l’âge augmente.
Enfin, le niveau de diplôme est aussi fortement explicatif.
Nous ne sommes donc pas tous égaux face à l’affirmation d’une sensibilité à la question environnementale. Les populations précaires, notamment, ne rejettent pas la question, mais priorisent d’autres questions sociales qui les concernent selon elles plus directement, comme le pouvoir d’achat, l’accès à l’emploi ou la mobilité. En résulte que la population ne peut être scindée en deux de manière caricaturale, entre citoyens volontaires et individus indifférents à l’urgence climatique.
L’influence prépondérante des conditions de vie
Il faut ajouter que ce qui est vécu comme un déclic résulte aussi bien souvent d’une forte modification des conditions de vie, quand bien même elle n’est pas directement liée à la question climatique. Il peut s’agir d’un changement de logement, d’une séparation, ou encore de l’arrivée d’un enfant :
« L’élément déclic, ça a été lorsque j’attendais mon premier enfant et ça a commencé d’abord par l’alimentation. C’est là où on a commencé à réfléchir à acheter autrement et, petit à petit, on s’est tourné également sur les déchets. À partir de là, il y a une conscience écologique qui a finalement grandi sur tous les plans, au fil des années. » Juliette, 44 ans, conseillère municipale.
Ce type d’événements offre en effet une opportunité de prendre du recul et donc de modifier ses routines de consommation et de vie.
De surcroît, les contraintes liées aux conditions de vie jouent un rôle majeur dans la mise en pratique de la sensibilité écologique. Aussi, en restant sur la question des déchets, composter en appartement est plus complexe qu’en maison avec jardin. Acheter en vrac demande parfois de se déplacer dans plusieurs commerces et d’allouer un plus grand budget aux courses. Le pouvoir d’achat et la mobilité sont donc des facteurs structurels importants dans l’adoption de pratiques écologiques.
Cependant, si les ménages précaires semblent se dire moins sensibles à l’environnement que les autres, l’observation de leurs pratiques de consommation et de vie met en lumière des modes de vie sobres, bien que non choisis. Ceci est saillant sur la question du gaspillage alimentaire :
« Alors, les restes, on les mange. On n’aime pas le gaspillage du tout. Moi, en particulier, je suis très sensible à ça […] je pense que c’est ma vie un peu rude à la campagne. J’ai pas les moyens de faire des courses tous les jours et de jeter ». Daniel, 58 ans, en recherche d’emploi.
Relativiser la priorité à la sensibilisation, sans l’abolir
Sensibiliser les citoyens aux enjeux climatiques serait donc inutile, voire contreproductif ? Absolument pas. Il faut évidemment poursuivre collectivement l’entreprise d’éducation de la population au changement climatique, comme le fait le GIEC, et l’accompagner dans un changement de mode de vie. Mais prioriser une sensibilisation centrée sur l’individu semble être une réponse relativement limitée.
Premièrement, elle se heurte aux inégalités de positions sociales et de conditions de vie : nous ne sommes pas tous égaux à ressentir un déclic et surtout, à le mettre en pratique. Il apparaît même que les ménages les plus engagés l’ont été par la pratique avant tout, puis ont cherché les informations adéquates dans l’optique de bien faire et de s’améliorer. La justification d’un changement de pratique par un déclic est donc postérieure au changement en lui-même. Ensuite, se focaliser sur la sensibilisation tend à invisibiliser celles et ceux qui réalisent des écogestes sans nécessairement les qualifier d’écologiques, en premier lieu les ménages les plus précaires, comme le montre la thèse du sociologue Hadrien Malier.
En somme, le propos est nullement d’arrêter d’informer les citoyens ou de délégitimer les discours écologiques (par exemple, en les qualifiant « d’écologie punitive », comme le fait l’extrême droite). Il s’agit plutôt de relativiser une forme spécifique de sensibilisation basée sur le déclic individuel comme point de départ de l’engagement écologique, qui agirait comme une dépolitisation de la question environnementale, comme l’explique le sociologue Jean-Baptiste Comby.
À l’inverse, il apparaît nécessaire de prioriser la mise en capacité d’agir et la valorisation des bonnes pratiques déjà en cours chez les ménages, afin d’offrir une réponse politique cohérente et socialement juste aux inégalités environnementales liées à l’inaction climatique.
Maxence Mautray a reçu, de 2020 à 2024, des financements de la part du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et du SMICVAL Libournais Haute Gironde dans le cadre d'une recherche doctorale.
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