Ces algues des neiges qui deviennent rouge sang au soleil
La neige se pare parfois de couleurs originales… et le plus intrigant, c’est que la neige rouge sang accueille des algues qui favorisent la biodiversité dans ce milieu que l’on croit si « vierge ».
La neige se pare parfois de couleurs originales… et le plus intrigant, c’est que la neige rouge sang accueille des algues, qui favorisent la biodiversité dans ce milieu que l’on croit si « vierge ».
La plupart du temps, la neige est blanche, mais au printemps, le manteau neigeux change parfois de couleur. Gris, noir, jaune, orange… et même rouge ! Rouge, vraiment ? Cette couleur serait-elle le vestige d’un combat sanglant entre bouquetins ? Les panneaux indicateurs des pistes de ski auraient-ils déteint sur la neige ?
La réalité peut sembler tout autant farfelue, car la couleur rouge sur la neige est en réalité due à des algues microscopiques. Ces cellules d’algues sont un peu plus petites que l’épaisseur d’un cheveu, tout juste visibles à l’œil nu. Mais alors, qui sont ces algues des neiges ? Où et quand est-il possible de les rencontrer ? Partons en montagne pour tenter d’élucider ces mystères.
À la fin du printemps dans les prairies alpines, les skieurs ne trouvent plus assez de neige, et les randonneurs estiment qu’il y en a encore trop. Alors la montagne est paisible. Les marmottes peuvent sortir de leur terrier et courir entre les gentianes et les anémones. Les derniers névés résistent encore dans les combes. La surface de ces vieilles neiges n’est pas blanche, mais pleine de particules microscopiques. On repère souvent des teintes orangées dues aux dépôts de sable saharien de l’hiver précédent. Parfois, des tâches rouges et dispersées apparaissent, ce sont ces fameux amas d’algues microscopiques, que l’on appelle aussi « blooms » d’algues (bloom signifie « floraison » ou « efflorescence » en anglais).
Ces blooms apparaissent entre 2 000 et 3 000 mètres d’altitude un peu partout dans les Alpes, entre autres en Vanoise, dans le Valais suisse ou dans le Ruitor italien, et sont observables sur presque tous les continents, en particulier au Groenland et en Antarctique.
Dans les Alpes, l’espèce qui prédomine dans ces blooms rouges s’appelle Sanguina nivaloides. On la voit apparaître lors de longues périodes de fonte, qui donnent davantage de temps aux algues pour se développer dans un manteau neigeux gorgé d’eau liquide à une température de 0 °C. Initialement présentes dans les sols en haute montagne, avec un mode de vie qui est encore intrigant pour les scientifiques, les cellules d’algues sont dotées de deux petits flagelles qui leur permettent de nager. Après avoir déposé son manteau, la neige entame sa fonte printanière, les algues quittent le sol, se multiplient et se déplacent dans l’eau liquide qui entoure les grains de neige. À un moment donné, selon un processus cellulaire qui n’a pas encore été élucidé, les cellules d’algue entament une métamorphose : elles perdent leurs flagelles, deviennent totalement sphériques, et se teignent de rouge.
De fait, pour se développer, les algues ont besoin d’eau, mais elles n’ont pas nécessairement besoin d’océans, de rivières ou d’étangs. Il y a des algues sur toute la Terre, tant qu’il y a un peu d’humidité, par exemple sur les murs des maisons, la surface des troncs d’arbres, des rochers, les pelages des animaux, etc. On en trouve également dans les sols de montagne. La neige qui fond est donc un des habitats que des algues peuvent peupler, et Sanguina en profite. Cependant, les algues des lacs ou des mers sont souvent vertes, alors que Sanguina nous apparaît rouge…
Pourquoi la couleur rouge ?
À l’origine, Sanguina est une algue verte. Comme toutes les algues vertes, Sanguina produit de la matière organique en effectuant la photosynthèse, qui utilise de l’eau, du dioxyde de carbone et de la lumière comme source d’énergie. L’énergie portée par la lumière est captée grâce à la chlorophylle qui lui attribue sa couleur verte.
Mais quand le rayonnement solaire est très intense, la photosynthèse entre en surchauffe. Des électrons porteurs de l’excédent énergétique provenant de la lumière réagissent avec l’oxygène, ce qui conduit à la production de composés toxiques, appelés « ROS » (pour reactive oxygen species). Ces ROS sont instables et nuisent au fonctionnement de la cellule : ils peuvent amener à des dégradations des membranes biologiques, de l’ADN, des protéines et de toutes sortes de constituants de la cellule – la cellule d’algue subit ce que l’on appelle un « stress oxydatif ».
Or, la surface du manteau neigeux est très lumineuse. Pour réduire le stress oxydatif, Sanguina accumule donc des quantités phénoménales de pigments de couleur rouge qui permettent de détoxifier la cellule. Un pigment antidote. Un pigment antipoison. Celui-ci s’accumule et masque à notre regard la chlorophylle qui reste toutefois présente. Plus il y a de soleil, plus il y a de stress, plus Sanguina produit des pigments rouges pour se protéger des effets des rayons du soleil les plus destructeurs, et plus le manteau neigeux se pare alors d’un rouge sang.
Comment Sanguina nivaloides parvient-elle à vivre dans la neige ?
Pour nous les humains, le manteau neigeux est un environnement froid. Sanguina aime en effet les températures basses, en dessous de +10 °C. Au printemps, le manteau neigeux lui offre donc un havre de fraîcheur. Toutefois, lorsque Sanguina est congelée pendant plusieurs heures, elle n’est plus capable de réaliser ses fonctions physiologiques comme la photosynthèse, et elle meurt. Heureusement, la couche de neige qui la recouvre en hiver est isolante, elle fait barrière au très grand froid, et permet de maintenir le sol à des températures proches de 0 °C.
De plus, dans ce milieu protecteur, elle baigne dans une lumière qui diffuse dans toutes les directions. D’en haut bien sûr, mais aussi de côté et d’en bas. Elle dispose de son antidote à l’excès de lumière, le pigment rouge, et peut sereinement réaliser la photosynthèse grâce à la chlorophylle. Sa structure cellulaire diffère des algues classiques : en orientant ses capteurs photosynthétiques dans toutes les directions de l’espace, elle peut boire la lumière venant de toutes parts.
Enfin, la membrane qui la délimite est toute froissée, à tel point que cela en augmente la surface d’échange avec l’eau qui circule dans la neige, ce qui permet à Sanguina d’absorber un maximum de nutriments, par exemple du phosphate.
Sanguina modifie son environnement
Sanguina est importante dans ce milieu de neige fondante. D’abord, parce qu’elle y est une pionnière dans un milieu « neuf », dépourvu d’êtres vivants. En produisant de la matière organique par la photosynthèse, Sanguina convertit la neige qui fond en un milieu propice à d’autres formes de vie. Tout un écosystème microbien peut alors s’y développer, avec, par exemple, des bactéries ou des champignons microscopiques.
Sanguina est également une architecte qui modifie les propriétés de la neige en la colorant. En effet, les cellules d’algues augmentent la quantité d’énergie solaire absorbée par le manteau neigeux. Localement, cela aide à maintenir ce milieu de neige fondante dont elle raffole, mais cela participe à accélérer la fonte de la neige.
À l’échelle des Alpes, les blooms d’algues accélèrent aussi la fonte du manteau neigeux, mais leur présence concerne moins de 2 % de la surface au-dessus de 1800 mètres, donc cet effet reste limité à de petites surfaces. Par contre, dans d’autres parties du monde, les algues des neiges ont un impact plus important sur la fonte de la neige et des glaciers.
Et maintenant ?
En ce mois de janvier 2025, la neige fraîche a déjà bien recouvert les sommets alpins au-dessus de 2000 mètres d’altitude. Sanguina, qui se trouvait sur le sol l’été dernier, est maintenant recouverte, cachée sous le manteau neigeux qui la protège des températures glaciales. Au printemps prochain, alors que le manteau neigeux fera encore plusieurs dizaines de centimètres par endroit, nous retrouverons Sanguina à la surface de la neige.
Par quelle opération aura-t-elle réussi à remonter à la surface ? Que se passe-t-il quand la neige a fini de fondre et que l’eau pénètre dans le sol ? Comment la colonie survit-elle d’une année sur l’autre ?
Ses origines et son avenir sont également mystérieux. Depuis quelle époque Sanguina se développe-t-elle en montagne ? Avec le changement climatique qui s’opère, quel avenir lui est réservé dans les prochains siècles ?
Par exemple, nous avons pu montrer que dans les Alpes européennes, le facteur limitant des blooms d’algues des neiges était la durée de fonte, dans le futur il y aura soit un nombre de blooms stables, soit une légère diminution. Dans d’autres endroits du monde, où les facteurs limitants pour les blooms sont différents (lumière, nutriments), on peut imaginer que les blooms d’algues des neiges augmentent — ceci est notamment une question importante pour la fonte des glaces au Groenland.
Marie Dumont a reçu des financements de l'ANR (projet ALPALGA et EBONI) et de l'ERC (projet IVORI)
Léon Roussel a reçu des financements de l'ANR (ALPALGA) et de l'ERC (projet IVORI).
Maréchal Eric a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR).
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