Gaspillage alimentaire : quand les enfants éduquent les parents
Chaque personne gaspille en moyenne 30 kg d’aliments par an. Au sein des foyers, cette réalité peut être appréhendée de diverses façons, avec parfois des chocs entre générations.
Chaque personne gaspille en moyenne 30 kg d’aliments par an. Au sein des foyers, la lutte contre le gaspillage alimentaire peut être appréhendée de diverses façons, avec parfois des chocs entre générations.
« À vrai dire, je n’ai jamais réfléchi à ça : gaspiller, ne pas gaspiller, je ne me suis jamais posé la question vraiment jusqu’à ce que mes enfants finissent par m’en parler eux-mêmes. » Jacques a 42 ans et l’avoue sans détour : en matière de lutte contre le gaspillage alimentaire, chez lui, ce sont ses deux adolescents de 14 et 15 ans, qui sont les plus scrupuleux. Un contraste au sein d’un même foyer qui n’est ni rare ni anodin.
Sur les 9,4 millions de tonnes de déchets produits sur l’ensemble de la chaîne alimentaire française en 2022, un tiers concerne l’étape de consommation (phase où les aliments sont utilisés ou consommés par les ménages) : chaque français gaspillerait en moyenne 30 kg d’aliments par an, dont 7 kg seraient encore emballés.
Une tendance qui reste clairement défavorable, même si l’évolution du gaspillage alimentaire n’est pas simple à mesurer au sein des foyers. L’un des objectifs de la loi antigaspillage pour une économie circulaire (AGEC) qui vise la réduction de 15 % des déchets ménagers par habitant d’ici 2030, parait ainsi très ambitieux à relever. Il n’en reste pas moins qu’il est urgent d’agir sur ce problème, en réalité contrôlable, au moins partiellement.
De nombreuses initiatives territoriales, locales – scolaires – ou nationales montrent d’ailleurs aujourd’hui une prise de conscience collective. En tant que dernier maillon de la chaîne du gaspillage, la famille demeure un acteur majeur à mobiliser dans la lutte antigaspi.
Pourtant, au sein d’un même foyer, les différents membres peuvent parfois diverger dans leurs actions et leurs volontés, et s’influencer les uns les autres.
Comment ? C’est ce que nous avons tâché de savoir à travers une étude inédite en interrogeant des membres de 48 familles françaises diversement composées, provenant de zones d’habitation rurales, urbaines et périurbaines et de catégories socioprofessionnelles variées ; 79 entretiens individuels (dont 33 auprès d’adultes et 46 auprès de jeunes dès l’école primaire) nous ont permis d’expliciter plusieurs choses.
Les enfants aussi éduquent leurs parents ! Le gaspillage alimentaire, un enjeu de socialisation inversée
Deux formes de socialisation au sein des familles apparaissent autour des pratiques liées au gaspillage alimentaire : tout d’abord, une socialisation classique descendante, où les parents transmettent leurs valeurs et pratiques à leurs enfants.
« Il arrive que mon fils ne termine pas son assiette et, en général, le résidu de l’assiette se termine à la poubelle après des remontrances à l’égard de mon enfant. » (Célestine, 44 ans, maman solo d’un enfant de 10 ans).
Nous constatons également une nouvelle forme de socialisation, dite inversée, où ce sont les enfants, bien que de manière inégale et hétérogène, influencent les comportements de leurs parents. Adam, 12 ans, raconte ainsi comment ses apprentissages en cours de SVT ont été partagé avec ses parents.
« Par exemple, j’ai parlé avec mes parents de ce qui se recycle, ce qui se mange encore même si c’est troué ou abîmé. Mes parents ont aussi découvert des choses avec mon cours, par exemple sur les tomates qui peuvent encore se manger. »
Jacques, 42 ans, père de deux adolescents de 14 et 15 ans se réjouit même de cela :
« En fait, ça passe par l’éducation des jeunes enfants à l’école, l’apprentissage de ce qu’il faut pour protéger la planète. […] Je suis content que l’école fasse ça. Moi-même, je vais peut-être finir par m’en préoccuper. »
Le gaspillage alimentaire n’est pas simple à mesurer au sein d’un foyer
Notre étude identifie également trois approches face au gaspillage alimentaire au sein des familles. Environ 40 % des parents adoptent un « mode » encadré, où le gaspillage est minimisé et cadré principalement pour des raisons économiques. Près de 35 % des familles optent eux pour une approche expliquée, impliquant activement enfants et parents dans la réduction des déchets pour des motifs plutôt écologiques et éducatifs.
Enfin, environ 25 % des familles manifestent une approche ignorée, où le gaspillage alimentaire est rarement abordé, souvent par désintérêt ou par manque de sensibilisation. Ces comportements peuvent être motivés par diverses raisons (préoccupations économiques, écologiques ou sociales).
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Une approche encadrée du gaspillage
Dans certaines familles, le gaspillage alimentaire est donc encadré par une gestion stricte des repas, où chaque détail est soigneusement planifié. Ici, pas question de laisser les assiettes à moitié vides : les quantités sont anticipées en fonction des besoins et de l’appétit de chacun, avec un objectif clair de ne pas jeter. Si le gaspillage n’est pas toujours abordé directement, il est sous contrôle parental, plus souvent dicté par des préoccupations économiques que par des considérations écologiques :
« Rien de glorieux à gâcher de la nourriture. Donc rien de compliqué, quand je cuisine, je pense aux quantités, je remplis selon l’âge et la faim des enfants, je les connais, hein ! On a peu de revenus, donc, en plus, on ne va pas doubler le gâchis. Il suffit de donner la bonne quantité. Si je vois que c’est trop peu, je cuisinerai plus la fois d’après. Le succès pour moi, c’est de prévoir comme il faut, après on peut en parler, mais d’abord on gère, c’est notre rôle de parents. » (Moussa, 30 ans, marié, père d’un adolescent de 13 ans).
Cette rigueur éducative marque aussi les enfants, qui apprennent à ajuster leurs propres comportements. Comme le raconte Tom, 10 ans :
« Eh ben, ça se passe bien les repas. On mange bien. On reste à table. On a le droit de demander pas beaucoup à maman, enfin ou à papa, mais on laisse l’assiette, vide, sans rien dedans. Je suis obligé de faire attention parce que si je n’aime pas, je dois finir quand même. Alors je choisis souvent moins et puis je peux me resservir si j’ai encore envie. »
Une approche expliquée du gaspillage
Dans certaines familles, la réduction du gaspillage alimentaire devient un projet collectif dans lequel chaque membre est impliqué : discussions autour des quantités, choix des repas, et sensibilisation mutuelle rythment le quotidien. Les jeunes participent activement et apprennent des gestes simples pour limiter les pertes, comme l’explique Clara, 14 ans :
« Ma mère m’a appris à doser le riz ou les pâtes pour en faire la bonne quantité. Si je suis seule le midi, je sais doser avec le rice cooker. Ça fait moins de choses jetées et je suis contente. »
Les parents eux-mêmes adoptent une posture d’apprentissage, notamment via l’influence des enfants ou des initiatives scolaires :
« Les activités pédagogiques et spectacles organisés par l’école portaient sur la planète l’an dernier. Le spectacle s’appelait La Famille Poubelle. Tous les décors étaient faits avec des matières récupérées, les enfants m’ont appris la chanson “La pollution, ce n’est pas bon”, il faut tous faire attention […] on a regardé plus tard à la maison la vidéo et cela nous a permis d’en parler’. [Le gaspillage] doit être appris à l’école et inculqué aux plus jeunes qui sont l’avenir », confie Alexia, 34 ans, mariée avec un enfant de 9 ans.
Cette approche horizontale favorise une transmission réciproque et encourage des compromis au sein des couples.
Une approche ignorée du gaspillage
Dans d’autres foyers, le gaspillage alimentaire reste un sujet rarement abordé. Les parents peuvent ressentir la gestion des déchets alimentaires comme une contrainte ou une perte de liberté. Pour Raphael, 29 ans, père de deux jeunes enfants de 3 et 7 ans, la multiplication des consignes peut même devenir agaçante :
« Ils font tout un pataquès, tout le temps. “Il faut jeter là… Ah non ! Là…” Franchement, ça ne m’intéresse pas. »
Les enfants ou adolescents, bien que parfois impliqués, perçoivent un certain désintérêt parental pour ces enjeux. Marine, 15 ans, témoigne :
« Quand je mange et que je ne termine pas, ma mère ne me demande pas forcément de finir mon assiette. Presque ça l’énerve d’en parler. »
Dans ces familles, le discours public est souvent perçu comme culpabilisant ou déconnecté de leurs réalités.
Des familles résistantes face aux injonctions ?
Certaines familles, environ un quart de notre échantillon, qualifiées de « résistantes », rejettent elles les injonctions institutionnelles autour de la lutte contre le gaspillage. Elles dénoncent une pression excessive et un discours culpabilisant. Fabienne, 54 ans, mère de deux adolescentes de 12 et 15 ans critique ce qu’elle perçoit comme un transfert de responsabilités :
« Si l’État mettait un peu plus les pieds dans le plat sur la surproduction, les gens feraient plus attention. »
Pour d’autres, comme Loubna, 21 ans, les efforts déployés sont jugés inutiles dans une société où la surconsommation reste omniprésente :
« Nous consommons trop de produits finis qui n’apportent aucun nutriment. Ce n’est pas la publicité ou le tapage qui changera les choses, mais une réflexion individuelle. »
Ces trois approches illustrent la diversité des dynamiques familiales face au gaspillage alimentaire, entre collaboration active, indifférence assumée, et rejet des normes imposées. Une réflexion qui révèle combien ce sujet reste un défi sociétal, au-delà des seules frontières familiales.
Cinq leviers pour réduire le gaspillage alimentaire en famille
Réduire le gaspillage alimentaire au sein des familles demande quoi qu’il en soit des actions concrètes et ciblées. Voici donc cinq pistes que nous proposons pour mobiliser tous les acteurs :
S’appuyer sur les influences sociales. La lutte antigaspi est collective. Mobilisons les familles avec des outils pratiques : jeux éducatifs, batch cooking (méthode de cuisine à domicile, basée sur la préparation d’un seul coup (batch) des différents plats à servir les jours suivants), ou encore des projets collaboratifs en milieu scolaire, comme des albums photo des repas sans gaspillage.
Changer les habitudes. Simplifier les actions quotidiennes : nudges, applications d’échange alimentaire, ateliers avec des partenaires locaux (fermes, coopératives). Les écoles peuvent être des relais clés pour transmettre ces pratiques.
Motiver chacun. Stimuler l’engagement par des gratifications sociales ou financières : concours de repas antigaspi, défis scolaires, ou activités communautaires renforcent la motivation individuelle et collective.
Créer des émotions positives. Valoriser les gestes anti-gaspi avec des communications ludiques et déculpabilisantes, pour associer plaisir et action durable.
Concrétiser les impacts. Montrer les résultats des efforts : visites d’usines de recyclage, communication des économies réalisées, ou distributions alimentaires solidaires donnent du sens aux initiatives.
Chaque action compte. Impliquer les familles, avec le soutien des écoles et des territoires, est essentiel pour transformer durablement les comportements.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
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