Les groupes sanguins d’Homo sapiens éclairent les raisons de son succès évolutif
Une nouvelle étude sur les groupes sanguins de 36 humains préhistoriques révèle de nouveaux éléments sur la conquête de l’Eurasie par Sapiens, il y a plus de 45 000 ans.
L’analyse des groupes sanguins des premiers Homo sapiens d’Eurasie montre qu’ils ont acquis une nouvelle palette de groupes sanguins juste après leur sortie d’Afrique il y a 60 000 ans, contrastant avec celle des Néandertaliens. Cette diversification se serait produite au Proche-Orient et pourrait doter Homo sapiens d’un nouvel arsenal adaptatif. C’est ce que révèle l’étude faite par notre équipe du laboratoire d’anthropologie bioculturelle, droit, éthique et santé. Cette étude vient tout juste de paraître dans la revue Scientific Reports.
Le Paléolithique supérieur (environ 45 000 à 10 000 ans avant le présent), connu pour ses grottes ornées de Chauvet, Cosquer, Niaux et Lascaux, est une période charnière de l’évolution humaine. L’Eurasie, alors occupée par Neandertal et Denisova, voit arriver Homo sapiens, il y a plus de 45 000 ans. La cohabitation dure jusqu’à la disparition de Denisova en Asie et de Neandertal en Europe, il y a un peu de 35 000 ans.
Malgré leur ancienneté et des restes osseux fragmentaires, de précédentes études ont réussi à obtenir de l’ADN chez plus de 60 individus de ces trois lignées humaines. À partir de ces séquences, notre équipe a souhaité voir comment la transition de Neandertal à Homo sapiens se manifestait pour les groupes sanguins.
Que sont les groupes sanguins ?
Les groupes sanguins (comme O+ ou A-) sont des étiquettes à la surface des globules rouges qui définissent un « type » de globules rouges. Lorsqu’un type de globules rouges entre en contact avec une personne qui ne le possède pas, comme au cours d’une erreur de transfusion ou d’une grossesse, cela peut engendrer une réaction parfois létale pour le receveur ou le nouveau-né. Pour ce dernier, il s’agit de la maladie hémolytique du nouveau-né. Elle se produit quand les groupes sanguins du fœtus diffèrent de ceux de la mère. Cette dernière peut alors créer des anticorps contre ces groupes sanguins qu’elle ne connaît pas. Lors des grossesses suivantes, les anticorps de la mère peuvent détruire les globules rouges de son fœtus.
Les groupes sanguins sont regroupés en familles appelées systèmes. Les groupes A, B, O et AB appartiennent au système ABO. Les « rhésus » positif et négatif appartiennent à un autre système, appelé Rh. À ce jour, il existe 47 systèmes dont une dizaine est véritablement cruciale en transfusion. Dans notre étude, nous sommes concentrés sur 10 de ces systèmes.
Pourquoi s’intéresser aux groupes sanguins aujourd’hui, alors qu’ils sont connus depuis près d’un siècle ?
Quand la communauté scientifique ne savait pas encore lire la séquence d’ADN, les groupes sanguins permettaient indirectement d’étudier la variabilité génétique humaine. Ainsi, ils ont révélé l’histoire du peuplement de la Terre par Homo sapiens, les stigmates de l’adaptation aux climats tropicaux et l’inanité du concept de race. Par exemple, ce sont les groupes sanguins qui, dans les années 1950, démontrèrent l’origine asiatique de l’ensemble des populations amérindiennes du continent américain. Ces éléments sont rassemblés dans les ouvrages de Arthur Mourant de 1976 et celui de Luca Cavalli-Sforza de 1994.
Mais à partir des années 1990, l’émergence de la biologie moléculaire leur a préféré l’ADN mitochondrial et le chromosome Y. Ces marqueurs génétiques présentent plus de variation génétique et ne sont transmis que par un seul parent, respectivement la femme et l’homme, ce qui permet de remonter les générations sans perdre l’information génétique. Les groupes sanguins sont alors relégués à leur principale application, la transfusion sanguine.
C’est l’avènement de la paléogénétique et du séquençage du génome total qui va restituer l’intérêt anthropologique des groupes sanguins. En effet, la biologie moléculaire permet d’accéder à une immense diversité. Les groupes sanguins qui apparaissaient comme identiques sont en réalité codés par une grande variété de leur gène. Par exemple, les groupes A, B, AB et O ne proviennent pas de 4 versions du gène ABO, mais de plus de 350 formes de ce gène ! Et leur géographie est révélatrice de l’histoire d’Homo sapiens. Par la lecture des gènes des groupes sanguins, notre équipe a notamment affiné l’histoire du peuplement de l’Amérique, celui de l’Asie centrale par les nomades des steppes mongoles (Gengis Khan) et le contact avec Neandertal.
Enfin, de grandes quantités de données génétiques sont désormais disponibles avec plus de 10 000 génomes anciens. Mais malgré de premiers résultats probants, la lecture génétique et anthropologique des groupes sanguins est récente et concerne encore peu d’équipes de recherche dans le monde.
Comment déterminer les groupes sanguins préhistoriques
Pour les sujets anciens, si les globules rouges ne sont pas conservés, les fragments osseux ou dentaires peuvent contenir de la matière organique avec de l’ADN. Et cet ADN a déjà été séquencé. Ces séquences sont disponibles en ligne sur des plates-formes comme la European Nucleotide Archive ou le serveur du département de génétique évolutive du Max Planck Institute. Certains de ces ADN sont d’excellente qualité, c’est-à-dire complets et et pour lesquels la communauté est très confiante sur le contenu de la séquence..
Nous connaissons les gènes des groupes sanguins, les chromosomes qui les portent, leurs coordonnées, et les mutations à l’origine des groupes sanguins. Nous avons donc téléchargé chaque génome et demandé à voir la séquence ADN pour chaque position d’intérêt. Ensuite, nous avons comparé chaque séquence préhistorique avec la séquence humaine actuelle utilisée comme référence internationale. Pour cela, nous avons utilisé des commandes bioinformatiques spéciales et des outils d’alignement ou comparateur de séquences. Puis nous avons retranscrit la séquence d’intérêt, le nombre de fois qu’elle a été séquencée et des indices statistiques pour garantir la vraisemblance du résultat.
Au final, nous avons pu obtenir des résultats exploitables pour 22 Homo sapiens et 14 Néandertaliens, âgés de 20 000 à 120 000 ans, et situés en Europe de l’Ouest, en Europe centrale, en Sibérie et en Asie de l’Est.
En Eurasie, la répartition actuelle des groupes sanguins provient des premiers Sapiens du continent
L’étude montre qu’Homo sapiens a connu une diversification intense après sa sortie d’Afrique, il y a 60 000 ans, avec des groupes sanguins que ne possèdent pas les Néandertaliens. Ces derniers ont notamment conservé les mêmes groupes sanguins ancestraux pendant 80 000 ans ! Les deux lignées présentent donc des profils sanguins totalement distincts.
Cette diversification génétique se serait produite entre 60 000 et 45 000 ans. Une étude récente a montré que le plateau perse serait la région d’incubation des cultures archéologiques et lignées génétiques des premiers Homo sapiens. Avant de conquérir l’Eurasie, Homo sapiens aurait alors marqué une halte sur le plateau perse, suffisamment longue pour développer de nouvelles technologies et mutations génétiques. Les groupes sanguins des premiers Homo sapiens auraient donc connu cette phase de diversification.
Ces nouveaux groupes sanguins, comme un groupe O particulier et certains rhésus, sont aujourd’hui répandus en Eurasie jusqu’à plus de 40 % alors qu’ils sont absents en Afrique. La géographie actuelle des groupes sanguins en Eurasie n’est pas récente, mais remonte donc au « out of Africa ».
Ces groupes sanguins sont-ils avantageux pour les premiers Sapiens ?
Si l’apparition d’une mutation est le fait du hasard, son destin relève ensuite de deux facteurs : la dérive et la sélection naturelle. La dérive, c’est à nouveau du hasard. la mutation n’a aucun effet et sa présence dans la population fluctue aléatoirement au fil des générations. La sélection naturelle, c’est l’impact de l’environnement comme l’altitude ou les pathogènes sur la génétique.
De nos jours, certains groupes sanguins confèrent un avantage face aux pathogènes comme le choléra, le paludisme, l’un des virus de la gastro-entérite et on l’a vu récemment, le Covid. On imagine alors que les groupes sanguins retrouvés chez les premiers Sapiens ont pu les doter d’un nouvel arsenal pour faire face aux nouveaux environnements rencontrés lors de son expansion à travers le monde. En revanche, il est trop tôt pour se prononcer sur le ou les pathogènes responsables.
L’histoire passionnante du « rhésus » de Neandertal
Les Néandertaliens partagent le même gène « rhésus ». Parent d’un des « rhésus » africain, il est aujourd’hui quasiment inédit à l’échelle mondiale à l’exception de deux cas en Australie et Papouasie-Nouvelle-Guinée. L’Océanie est d’ailleurs la région dont les populations présentent le plus important héritage génétique néandertalien et dénisovien, jusqu’à 6 %. Grâce à ce « rhésus » néandertalien, nous avons actualisé le schéma évolutif de ce groupe sanguin : le gène néandertalien s’est en réalité incrusté dans le génome par métissage, probablement au sortir de l’Afrique avant qu’Homo sapiens ne migre vers l’Océanie, il y a plus de 50 000 ans.
Dans la pratique, les « rhésus », comme celui de Néandertal, sont impliqués dans la maladie hémolytique du nouveau-né. Notre étude montre que les premiers Sapiens d’Eurasie ne le possèdent pas. En cas de métissage entre un homme sapiens et une femme néandertalienne, il y aurait donc un risque de perdre l’enfant. Le « rhésus » néandertalien aurait donc pu contribuer à leur déclin lors de l’arrivée de Homo sapiens.
Des lignées génétiques perdues
L’individu sibérien d’Ust’-Ishim, daté d’environ 45 000 ans, est connu pour porter une lignée génétique disparue, et cela se voit dans notre étude. Il possède des groupes sanguins uniques, non retrouvés chez les populations préhistoriques plus récentes. À l’image des résultats parus en décembre 2024 dans les revues Science et Nature, notre étude confirme que le peuplement de l’Eurasie n’a pas été un processus continu, mais plutôt une série de vagues entrecoupées de remplacements et d’extinctions locales.
Le globule rouge présente de nombreuses variations en réponse au paludisme. Mais l’origine et les dates de ces adaptations biologiques demeurent discutées. L’accès aux génomes anciens offre une opportunité d’explorer une autre histoire : les relations entre les humains préhistoriques et les maladies infectieuses.
L'une des auteurs de l'étude a reçu des financements de l'ANR (projet Starch4Sapiens ANR-20- CE03-0002).
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