L’insolent succès des jets privés, entre empreinte carbone et controverses

Alors que se tient du 20 au 24 janvier le Forum économique mondial à Davos, les jets privés affluent en Suisse. L’occasion d’un portrait-robot, entre émissions de gaz à effet de serre et controverses.

Jan 21, 2025 - 17:39
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L’insolent succès des jets privés, entre empreinte carbone et controverses

Alors que se tient, du 20 au 24 janvier, le Forum économique mondial à Davos, les jets privés affluent en Suisse. L’occasion d’un portrait-robot de ce secteur si particulier des transports aériens, entre positionnement de luxe et énorme empreinte carbone pour une poignée d’élus et controverses.


Le Forum économique mondial s’ouvre à Davos du 20 au 24 janvier. Se pose la question de l’empreinte carbone du sommet, du fait des nombreux jets privés de ses participants qui affluent en Suisse.

Une critique régulièrement balayée par le lobby de l’aviation d’affaires européenne, pour qui les jets privés ne représenteraient que,

« 2 % des émissions de l’aviation civile qui, elle-même, est responsable de 2 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit 0,04 % des émissions mondiales ».

Dans ces conditions, les jets privés – luxe de quelques-uns – seraient-ils un luxe que l’on pourrait en définitive se permettre ? Ou alors, si l’on suit la logique des militants pour le climat, s’agirait-il surtout de la manifestation cinglante de l’égoïsme des riches ?

Pour trancher, il convient d’abord de revenir sur ce qu’on entend par « jet privé » et sur les mutations contemporaines de ce transport aérien de luxe.

Qu’est-ce qu’un « jet privé » au juste ?

Commençons par expliciter ce qu’on entend par « jet privé », un terme qui recouvre différentes réalités.

L’avion utilisé par Donald Trump pour ses déplacements aériens est un Boeing 757 entier. Tomás Del Coro/Flickr, CC BY-SA

La gamme des avions utilisés va du « pocketjet », doté d’un seul réacteur léger, à l’avion de ligne transformé, tel le Boeing 757 de Donald Trump. Entre les deux, on retrouve toute la gamme d’appareils livrés par Dassault (France), Pilatus (Suisse), Dornier (Allemagne), Embraer (Brésil), Bombardier (Canada), Cessna, Gulfstream, Lockheed ou encore Beechcraft (États-Unis).

Un King Air 360 devant un hangar. Universe59/Wikimedia, CC BY-SA

Le marché est plus large encore si l’on inclut les turbopulseurs, des appareils à hélice à grand rayon d’action parfois luxueusement équipés, voire certains hélicoptères.

Le statut du propriétaire de la machine fournit d’autres informations : jet privé acheté ou loué, propriétaire privé ou société d’avions-taxis, propriété de l’État…

De fait, les deux tiers des 26 000 jets privés en activité sont domiciliés aux États-Unis. Comme ils sont plus petits, ils utilisent dix fois plus d’aéroports que les avions de ligne et peuvent assurer une desserte beaucoup plus fine d’un territoire national de grandes dimensions et dépourvu de trains à grande vitesse.

Avec, à la clé, des enjeux économiques considérables. On peut se souvenir qu’Elon Musk avait, avec son Hyperloop, fait campagne – avec succès – pour faire capoter un projet de TGV en Californie.

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Un triréacteur Falcon 10X de plus de 33 mètres de long vendu 75 millions d’euros peut-il sembler trop modeste à certains clients ? Dans ce cas, des avions de ligne peuvent être transformés à la demande et devenir des palaces volants. Créée à Bâle (Suisse) en 1967, la société Jet Aviation est le leader mondial de ce segment de marché, sur lequel elle opère en toute discrétion.

Jet Aviation, aéroport de Bâle-Mulhouse. Sur la gauche, le Boeing 787 personnel de l’oligarque russo-israélien Roman Abramovitch, indésirable au Royaume-Uni depuis la guerre en Ukraine. Raymond Woessner, 31 mars 2022, Fourni par l'auteur

En comparaison, certains usages paraissent presque raisonnables : par exemple, le nouvel Airbus A321LR à long rayon d’action transformé en hôtel de luxe par le groupe hôtelier canadien Four Seasons. Il n’embarque alors que 52 passagers, contre 244 au maximum pour les appareils achetés par des compagnies aériennes traditionnelles. Le principe de ces croisières de luxe est d’offrir la possibilité de découvrir des lieux remarquables éparpillés sur des milliers de kilomètres au cours d’un même circuit touristique.

Des usages multiples… et beaucoup de discrétion

Les missions dévolues à tous ces aéronefs sont diverses. Ils sont utilisés par le monde des affaires et les politiciens de haut rang, à des fins de surveillance civiles et militaires, par des touristes fortunés ou encore par l’élite sportive.

Ainsi, le septuple champion du monde de Formule 1 Lewis Hamilton avait acquis un Challenger 605 d’Embraer pour 23 millions de dollars en 2013, avant de le revendre en 2019 dans le but, disait-il, de « réduire son empreinte carbone ».

Les avions privés privilégient d’ailleurs des aéroports plus ou moins dédiés, comme celui du Bourget, le premier en Europe. Un petit aéroport comme celui d’Oxford a lui aussi tiré son épingle du jeu. Sa piste principale de 1,552 km peut certes accueillir des moyens-courriers comme l’Airbus A320 pour des vols charters, mais ses activités essentielles concernent le luxe.

« Discretion and anonymity assured with routine celebrity, head of state and royal visits », assure l’aéroport sur son site web. Son héliport assure des liaisons directes avec celui de Londres-Battersea. L’aéroport se situe au cœur de la « campagne anglaise », c’est-à-dire dans un univers résidentiel – voire aristocratique – doté de services haut de gamme.

Oligarchie et pollution aérienne

Selon une étude de 2020, 1 % de la population mondiale est à l’origine de 50 % des rejets de CO2 de l’activité aérienne. Dans le même temps, en cinq ans, les émissions de gaz à effet de serre de l’aviation privée ont augmenté de 46 %. Avec l’augmentation du nombre de milliardaires en Orient notamment, l’avenir semble bien mal engagé.

De plus, aux États-Unis, plusieurs programmes ont relancé l’idée d’un jet supersonique de relativement petite taille. Et cela alors que la consommation de carburant de ces avions augmente de façon démesurée avec leur vitesse.

Dans ces conditions, que faire ? Interdire les jets privés ? Poser des quotas ? Taxer ? Qui pourrait réussir à réguler un moyen de transport qui relève d’un libéralisme de plus en plus effréné, avec un président des États-Unis pour qui le réchauffement climatique est « un canular » ?


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Seule l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) allume un timide contre-feu en fixant un premier objectif pour 2030. Il s’agirait d’utiliser 5 % de « kérosène vert »“ – ou Sustainable Aviation Fuel (SAF) – pour l’aviation civile, en attendant davantage.

Le secteur aérien table sur une réduction de 70 % des émissions à l’horizon 2050. Un vœu pieux ? Récemment, l’ADEME soulignait qu’en cas de forte progression du trafic aérien (de l’ordre de 70 %, comme anticipé par les professionnels du secteur), il serait difficile de répondre à la demande de kérosène vert sans risquer de pénaliser d’autres secteurs d’activité.

L’« effet rebond » du transport aérien dans les décennies à venir contribuerait d’ailleurs à gommer ces gains.


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Jets privés et paradis fiscaux

L’univers de l’aviation d’affaires est aussi celui des paradis fiscaux, des trafics divers et des narcotrafiquants. Il est possible de se mettre sa fortune à l’abri des regards grâce aux jets privés.

Ainsi, en février 2022, la Russie a enregistré plus de 1000 vols privés au départ du pays, avec un pic d’activité de 300 mouvements entre le 24, jour de l’attaque russe contre l’Ukraine, et le 27 février.

Les vols se sont éparpillés vers 52 pays, mais la France a en a accueilli 105, essentiellement à Nice, la Suisse 104 (Genève), le Royaume-Uni 71 (Londres). Vienne, Helsinki et Chypre viennent ensuite, puis, hors Europe, Dubai et les Maldives. Ces chiffres, issus du site FlightRadar24, livrent une cartographie des lieux de prédilection des oligarques et autres Russes fortunés.

En 2018 déjà, l’Union européenne avait adressé une lettre de mise en demeure au Royaume-Uni pour pratiques abusives en matière de TVA. L’UE visait alors l’île de Man, en mer d’Irlande et propriété du roi Charles III, où plus de 400 avions étaient enregistrés comme des jets d’affaires – le double du nombre affiché par le Royaume-Uni.

Ceci classait l’île au sixième rang mondial, derrière les États-Unis, de loin numéro un, le Brésil, le Mexique, le Canada et l’Allemagne. La simplicité est remarquable : il suffit d’atterrir à Man avec un avion neuf et d’y rester deux heures pour s’y faire enregistrer, sans aucune charge fiscale.

Le Brexit a mis fin aux velléités de l’UE. Pour un cabinet d’avocats britannique, la sortie de l’UE par le Royaume-Uni a ouvert « a new avenue of opportunity » pour l’île de Man.

Instruments de l’économie illégale

Depuis longtemps déjà dans les Caraïbes, des bateaux de pêche et même des sous-marins sont utilisés pour l’exportation de la drogue vers les États-Unis. Mais à partir de 2019, les gardes-côtes des États-Unis ont marqué des points face au trafic de drogue maritime venu d’Amérique latine. Depuis, les avions-privés ont pris le relais.

Les narcotrafiquants rachètent des avions d’affaires qui ont perdu leur autorisation de vol en Amérique du Nord à cause des normes de bruit de plus en plus restrictives, qui ont accéléré le retrait de vieux jets d’affaires même lorsqu’ils sont en parfait état de vol. Ils sont ensuite revendus en Amérique latine pour environ 1 % du prix du neuf. Selon une enquête du Washington Post, les trafiquants sont assez riches pour abandonner des avions à 1 million de dollars et payer les pilotes jusqu’à 500 000 dollars par vol. En 2020, les autorités guatémaltèques ont récupéré 10 corps de pilotes tués lors d’atterrissages et décollages manqués.

Les cartels de drogue s’associent pour d’importantes expéditions et des contrôleurs aériens sont corrompus par les trafiquants. Au Mexique et au Guatemala, les avions utilisent des pistes précaires de la forêt tropicale. Ils volent de nuit à basse altitude afin de ne pas être repérés par les radars militaires. Guidés par des drones, ils se posent, chargent la marchandise et redécollent en toute illégalité.

À l’arrivée, les États-Unis offrent une palette de 2500 aéroports en général peu surveillés où 330 000 pilotes exercent un puissant lobbying pour la liberté de voyager sans contrainte, par exemple via l’Aircraft Owners and Pilots Association (AOPA).

Entre les jets privés et les citoyens ordinaires, la fracture est-elle consommée ? En 2022, Greenpeace France a déposé un char à voile devant le Parc des Princes après la saillie de Christophe Galtier, l’entraîneur du PSG ; à la question d’un journaliste lui demandant pourquoi son club ne prenait pas le train mais l’avion pour aller à Nantes, il a répondu qu’il réfléchissait « au char à voile »

Il est évident que les jets privés sont un symbole** qui cristallise – à juste titre – la colère des ONG qui défendent le climat. Il est tout aussi évident que ces critiques glissent comme l’eau sur les plumes d’un canard pour une poignée de happy few.The Conversation

Raymond Woessner ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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