Conjonction de compassion

Conjonction de compassion hschlegel mer 22/01/2025 - 19:09 En savoir plus sur Conjonction de compassion « Malgré un accord de cessez-le-feu (qui semble terriblement fragile), les images de destruction irréversible sont toujours là. À Gaza, le sol se résume en maints endroits à un amoncellement de gravats, sous lesquels gisent encore des morts dont les cris n’ont probablement jamais atteint la surface. Rentrer “chez soi” a-t-il encore un sens dans ce paysage de dévastation où l’appartement du voisin a fusionné avec le commerce du rez-de-chaussée et votre propre cuisine pour ne plus former qu’une montagne de poussière ? Comment, lorsqu’on n’a rien vécu de tout cela, peut-on se représenter la réalité d’une guerre dont les victimes ont été pour la plupart déshumanisées sous une bataille de chiffres et par la difficulté à informer de l’intérieur ?[CTA1]➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.Qu’elle se déroule à Gaza ou ailleurs, j’ai toujours trouvé difficile de se représenter ce que signifiait concrètement et quotidiennement la réalité d’une guerre. Je ne crois pas que l’on puisse réellement se mettre à la place de quelqu’un qui frôle la mort en permanence, ou la vaporisation de son environnement, de son quartier, de sa maison, de ses souvenirs, de ses amis, de sa famille. On peut éprouver de la compassion, de la tristesse, de l’empathie, mais certainement pas avoir une juste représentation de cette cohabitation forcée avec la destruction. Par ailleurs, empathie et compassion sont des affects piégés : on voudrait les croire universels, c’est-à-dire ressentis par tous et de façon indiscriminée envers tous, or il n’en est rien. C’est ce que montrait la spécialiste en neurosciences Samah Karaki dans L’empathie est politique. Comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments (JC Lattès, 2024) paru en octobre dernier.L’autrice remarque ainsi que l’empathie, que l’on voudrait élever au rang de boussole morale dans un environnement médiatique où les souffrances semblent entrer en concurrence les unes avec les autres, est en réalité sélective, biaisée, et “ne résiste pas à la déshumanisation de l’autre, à son effacement, à sa prétendue infériorité raciale, culturelle et morale”. Et de citer l’accueil plutôt chaleureux qu’ont reçu les réfugiés ukrainiens suite à la guerre d’invasion menée par la Russie, bien différent de celui réservé aux migrants venus d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb. Nous nous identifions d’autant plus à quelqu’un qu’il nous ressemble physiquement ou que nous avons certains traits culturels en partage. Nous témoignons donc davantage d’empathie et d’affection aux victimes “caucasiennes” d’une guerre (si on est blanc) qu’aux autres, pour le résumer rapidement. Est-ce toutefois une fatalité ?Alors que les images et les vidéos défilent en un flux sans fin sur nos écrans, le risque est grand d’une forme d’anesthésie générale qui combinerait empathie à géométrie variable et fatigue informationnelle. Le remède que je vous propose va vous paraître infiniment naïf. Mais je crois n’avoir pas mieux touché à ce que peuvent vivre les Gazaouis qu’en lisant les poèmes qui composent le recueil Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza, rassemblés par les éditions Libertalia à l’automne. Peu de poètes confirmés, mais surtout des habitants qui, sous les bombardements répétés, lancent sur Facebook quelques vers dans l’espoir de laisser une maigre trace. Les images et les métaphores convoquées disent paradoxalement bien plus crûment et efficacement l’horreur de la peur et de l’incertitude que n’importe quelle photo ou vidéo.Par exemple : le poème Conjonction de coordination, de Maryam Qosh. La traductrice précise que l’expression arabe “waw al ’atf” (واو العطف) qui lui donne son titre comporte un mot aux sens multiples, ’atf (عَطْف), qui signifie aussi “compassion”. La conjonction de coordination est donc aussi une “conjonction de compassion”. Le poème commence ainsi :“Nous entamons notre journée en inspectant les êtres qui nous sont chersQui a pu échapper à la guerre ?Qui en est à jamais délivré ?”Pour conclure par cette cruelle observation :“Avec les noms des martyrs, il y a toujours un ‘et’Est tombé en martyr untel et son père et sa mère et ses enfants et son quartier d’habitationEt ses souvenirs et ses rêves et les journées qui l’attendaientAinsi vaL’interminable coordination.”Si empathie et compassion reposent sur des conditions, je crois au moins qu’il existe des conjonctions de coordination dans (à peu près) toutes les langues. » janvier 2025

Jan 22, 2025 - 19:42
 0
Conjonction de compassion
Conjonction de compassion hschlegel mer 22/01/2025 - 19:09

« Malgré un accord de cessez-le-feu (qui semble terriblement fragile), les images de destruction irréversible sont toujours là. À Gaza, le sol se résume en maints endroits à un amoncellement de gravats, sous lesquels gisent encore des morts dont les cris n’ont probablement jamais atteint la surface. Rentrer “chez soi” a-t-il encore un sens dans ce paysage de dévastation où l’appartement du voisin a fusionné avec le commerce du rez-de-chaussée et votre propre cuisine pour ne plus former qu’une montagne de poussière ? Comment, lorsqu’on n’a rien vécu de tout cela, peut-on se représenter la réalité d’une guerre dont les victimes ont été pour la plupart déshumanisées sous une bataille de chiffres et par la difficulté à informer de l’intérieur ?

[CTA1]

Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.

Qu’elle se déroule à Gaza ou ailleurs, j’ai toujours trouvé difficile de se représenter ce que signifiait concrètement et quotidiennement la réalité d’une guerre. Je ne crois pas que l’on puisse réellement se mettre à la place de quelqu’un qui frôle la mort en permanence, ou la vaporisation de son environnement, de son quartier, de sa maison, de ses souvenirs, de ses amis, de sa famille. On peut éprouver de la compassion, de la tristesse, de l’empathie, mais certainement pas avoir une juste représentation de cette cohabitation forcée avec la destruction. Par ailleurs, empathie et compassion sont des affects piégés : on voudrait les croire universels, c’est-à-dire ressentis par tous et de façon indiscriminée envers tous, or il n’en est rien. C’est ce que montrait la spécialiste en neurosciences Samah Karaki dans L’empathie est politique. Comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments (JC Lattès, 2024) paru en octobre dernier.

L’autrice remarque ainsi que l’empathie, que l’on voudrait élever au rang de boussole morale dans un environnement médiatique où les souffrances semblent entrer en concurrence les unes avec les autres, est en réalité sélective, biaisée, et “ne résiste pas à la déshumanisation de l’autre, à son effacement, à sa prétendue infériorité raciale, culturelle et morale”. Et de citer l’accueil plutôt chaleureux qu’ont reçu les réfugiés ukrainiens suite à la guerre d’invasion menée par la Russie, bien différent de celui réservé aux migrants venus d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb. Nous nous identifions d’autant plus à quelqu’un qu’il nous ressemble physiquement ou que nous avons certains traits culturels en partage. Nous témoignons donc davantage d’empathie et d’affection aux victimes “caucasiennes” d’une guerre (si on est blanc) qu’aux autres, pour le résumer rapidement. Est-ce toutefois une fatalité ?

Alors que les images et les vidéos défilent en un flux sans fin sur nos écrans, le risque est grand d’une forme d’anesthésie générale qui combinerait empathie à géométrie variable et fatigue informationnelle. Le remède que je vous propose va vous paraître infiniment naïf. Mais je crois n’avoir pas mieux touché à ce que peuvent vivre les Gazaouis qu’en lisant les poèmes qui composent le recueil Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza, rassemblés par les éditions Libertalia à l’automne. Peu de poètes confirmés, mais surtout des habitants qui, sous les bombardements répétés, lancent sur Facebook quelques vers dans l’espoir de laisser une maigre trace. Les images et les métaphores convoquées disent paradoxalement bien plus crûment et efficacement l’horreur de la peur et de l’incertitude que n’importe quelle photo ou vidéo.

Par exemple : le poème Conjonction de coordination, de Maryam Qosh. La traductrice précise que l’expression arabe “waw al ’atf” (واو العطف) qui lui donne son titre comporte un mot aux sens multiples, ’atf (عَطْف), qui signifie aussi “compassion”. La conjonction de coordination est donc aussi une “conjonction de compassion”. Le poème commence ainsi :

“Nous entamons notre journée en inspectant les êtres qui nous sont chers
Qui a pu échapper à la guerre ?
Qui en est à jamais délivré ?”

Pour conclure par cette cruelle observation :

“Avec les noms des martyrs, il y a toujours un ‘et’
Est tombé en martyr untel et son père et sa mère et ses enfants et son quartier d’habitation
Et ses souvenirs et ses rêves et les journées qui l’attendaient
Ainsi va
L’interminable coordination.”

Si empathie et compassion reposent sur des conditions, je crois au moins qu’il existe des conjonctions de coordination dans (à peu près) toutes les langues. » janvier 2025

Quelle est votre réaction ?

like

dislike

love

funny

angry

sad

wow