Savez-vous “shifter” ?

Savez-vous “shifter” ? hschlegel mer 22/01/2025 - 18:45 En savoir plus sur Savez-vous “shifter” ? Qu’est-ce que le shifting, cette pratique qui se développe chez les adolescents ? Entre autohypnose et méditation, cet art de passer dans une autre réalité interroge.[CTA2]Qu’est-ce que c’est ?En anglais, shifting signifie littéralement déplacement, permutation ou changement. Le « reality shifting » consiste, selon ses pratiquants, à transférer temporairement sa conscience dans un autre monde, dans un autre univers. Cet « ailleurs » peut prendre des sens très différents. « Les réalités alternatives peuvent être basées sur des mondes fictifs existants », par exemple le monde de la saga Harry Potter, ou « des créations entièrement nouvelles ». Il s’agit de s’absorber si profondément que le quotidien disparaît : l’expérience ressemble à un rêve lucide au sein duquel le rêveur garde le contrôle de ses actions et la mémoire de son « aventure », tout en étant immergé dans le monde qu’il rêve. « Certains praticiens font état d’un fort sentiment de présence dans les réalités désirées […] Certains croient en la réalité concrète du monde alternatif dans lequel ils se déplacent », souligne une des rares études sur le sujet.Pour certains « shifteurs », cette pratique met cependant en jeu autre chose que l’imagination. En effet, cette dernière emprunte toujours au monde primaire son matériau pour opérer. Elle façonne un monde certes différent, mais qui continue de lui ressembler dans ses dimensions essentielles. Le shifting, lui, ferait passer à un autre plan de réalité, et s’apparenterait en cela davantage à la « projection astrale » ou aux expériences de « hors-corps » (« out-of-body experiences »). Détaché du corps, l’esprit pénètre dans une autre dimension, qui n’est pas un simple produit de son imagination mais une réalité au sens plein.D’où ça vient ?La pratique est associée au cas de Robert Monroe qui, dans les années 1950, étudie l’impact des sons sur la conscience. Au fil de ses recherches, Monroe vit de multiples expériences de conscience modifiée, telles que des expériences extracorporelles. Son cas intéresse bientôt les autorités américaines. La CIA entame des recherches sur les gateway experiences (« expériences de la porte d’entrée »). Au cours du Project Central Lane, plusieurs officiers accepteront d’être hypnotisés pour atteindre le « plan astral ». Le but de ces travaux sur la « conscience étendue » est évidemment militaire : « L’utilisation potentielle de phénomènes psycho-énergétiques dans le domaine du renseignement. » Le shifting connaît une seconde vie à la fin des années 2010. Quelques vidéos sur le sujet sont diffusées sur YouTube. Le phénomène prend de l’ampleur lors de la pandémie de Covid-19. Une communauté se constitue sur différentes plateformes comme Amino, TikTok, YouTube et Reddit.Comment ça marche ?Non documenté scientifiquement, le shifting conjoint différentes techniques un peu hétéroclites : la méditation et la relaxation, empruntées au bouddhisme et à l’hindouisme, la visualisation développée par certaines branches de la psychologie, la suggestion subliminale, l’affirmation (pratique New Age de la pensée positive), etc. Pour l’hypnothérapeute Nicole Hernandez, « le shifting fait essentiellement appel à deux techniques : le rêve lucide, associé au sommeil paradoxal, la quatrième phase du cycle du sommeil avant le réveil, et l’autohypnose, que les shifteurs mettent en œuvre par différentes méthodes ». L’objectif est de mettre en veille le corps, de le rendre imperméable aux stimuli extérieurs tout en maintenant l’esprit en éveil. En général, le shifteur commence par concevoir un script détaillant la réalité vers laquelle il veut se projeter, avant d’entrer dans l’état de conscience modifiée qu’il cherche à atteindre. Pour « franchir la porte », les pratiquants utilisent différents rituels. « Ces rituels agissent comme des suggestions qui aident les shifteurs à se dissocier du monde extérieur et à s’associer à leur imagination ou à leur monde intérieur. » Il peut s’agir d’un décompte de 100 à 1 (méthode dite « du corbeau ») ou encore de l’imagination d’une scène liminaire, comme la chute dans un trou (méthode « Alice au pays des merveilles »). Pour le psychologue Mark Travers, la réussite de la procédure dépend de certaines caractéristiques du sujet : sa capacité d’« absorption » (« capacité à s’immerger profondément dans des expériences sensorielles, des fantasmes ou des activités imaginatives »), sa propension à la dissociation (tendance à la « déconnexion entre les pensées, l’identité, la conscience et la mémoire ») et la « richesse de son imagination ».Pourquoi ?Les raisons qui motivent les shifteurs sont multiples mais tiennent en général, comme le souligne Travers, à un sentiment de malaise à l’égard du « monde réel », de ses exigences, de sa violence, de sa laideur : il s’agit d’« échapper au stress, à l’ennui ou à l’insatisfaction face à la réalité […], d’échap

Jan 22, 2025 - 19:42
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Savez-vous “shifter” ?
Savez-vous “shifter” ? hschlegel mer 22/01/2025 - 18:45

Qu’est-ce que le shifting, cette pratique qui se développe chez les adolescents ? Entre autohypnose et méditation, cet art de passer dans une autre réalité interroge.

[CTA2]


Qu’est-ce que c’est ?

En anglais, shifting signifie littéralement déplacement, permutation ou changement. Le « reality shifting » consiste, selon ses pratiquants, à transférer temporairement sa conscience dans un autre monde, dans un autre univers. Cet « ailleurs » peut prendre des sens très différents. « Les réalités alternatives peuvent être basées sur des mondes fictifs existants », par exemple le monde de la saga Harry Potter, ou « des créations entièrement nouvelles ». Il s’agit de s’absorber si profondément que le quotidien disparaît : l’expérience ressemble à un rêve lucide au sein duquel le rêveur garde le contrôle de ses actions et la mémoire de son « aventure », tout en étant immergé dans le monde qu’il rêve. « Certains praticiens font état d’un fort sentiment de présence dans les réalités désirées […] Certains croient en la réalité concrète du monde alternatif dans lequel ils se déplacent », souligne une des rares études sur le sujet.

Pour certains « shifteurs », cette pratique met cependant en jeu autre chose que l’imagination. En effet, cette dernière emprunte toujours au monde primaire son matériau pour opérer. Elle façonne un monde certes différent, mais qui continue de lui ressembler dans ses dimensions essentielles. Le shifting, lui, ferait passer à un autre plan de réalité, et s’apparenterait en cela davantage à la « projection astrale » ou aux expériences de « hors-corps » (« out-of-body experiences »). Détaché du corps, l’esprit pénètre dans une autre dimension, qui n’est pas un simple produit de son imagination mais une réalité au sens plein.

D’où ça vient ?

La pratique est associée au cas de Robert Monroe qui, dans les années 1950, étudie l’impact des sons sur la conscience. Au fil de ses recherches, Monroe vit de multiples expériences de conscience modifiée, telles que des expériences extracorporelles. Son cas intéresse bientôt les autorités américaines. La CIA entame des recherches sur les gateway experiences (« expériences de la porte d’entrée »). Au cours du Project Central Lane, plusieurs officiers accepteront d’être hypnotisés pour atteindre le « plan astral ». Le but de ces travaux sur la « conscience étendue » est évidemment militaire : « L’utilisation potentielle de phénomènes psycho-énergétiques dans le domaine du renseignement. » Le shifting connaît une seconde vie à la fin des années 2010. Quelques vidéos sur le sujet sont diffusées sur YouTube. Le phénomène prend de l’ampleur lors de la pandémie de Covid-19. Une communauté se constitue sur différentes plateformes comme AminoTikTokYouTube et Reddit.

Comment ça marche ?

Non documenté scientifiquement, le shifting conjoint différentes techniques un peu hétéroclites : la méditation et la relaxation, empruntées au bouddhisme et à l’hindouisme, la visualisation développée par certaines branches de la psychologie, la suggestion subliminale, l’affirmation (pratique New Age de la pensée positive), etc. Pour l’hypnothérapeute Nicole Hernandez, « le shifting fait essentiellement appel à deux techniques : le rêve lucide, associé au sommeil paradoxal, la quatrième phase du cycle du sommeil avant le réveil, et l’autohypnose, que les shifteurs mettent en œuvre par différentes méthodes ». L’objectif est de mettre en veille le corps, de le rendre imperméable aux stimuli extérieurs tout en maintenant l’esprit en éveil. En général, le shifteur commence par concevoir un script détaillant la réalité vers laquelle il veut se projeter, avant d’entrer dans l’état de conscience modifiée qu’il cherche à atteindre. Pour « franchir la porte », les pratiquants utilisent différents rituels. « Ces rituels agissent comme des suggestions qui aident les shifteurs à se dissocier du monde extérieur et à s’associer à leur imagination ou à leur monde intérieur. » Il peut s’agir d’un décompte de 100 à 1 (méthode dite « du corbeau ») ou encore de l’imagination d’une scène liminaire, comme la chute dans un trou (méthode « Alice au pays des merveilles »). Pour le psychologue Mark Travers, la réussite de la procédure dépend de certaines caractéristiques du sujet : sa capacité d’« absorption » (« capacité à s’immerger profondément dans des expériences sensorielles, des fantasmes ou des activités imaginatives »), sa propension à la dissociation (tendance à la « déconnexion entre les pensées, l’identité, la conscience et la mémoire ») et la « richesse de son imagination ».

Pourquoi ?

Les raisons qui motivent les shifteurs sont multiples mais tiennent en général, comme le souligne Travers, à un sentiment de malaise à l’égard du « monde réel », de ses exigences, de sa violence, de sa laideur : il s’agit d’« échapper au stress, à l’ennui ou à l’insatisfaction face à la réalité […], d’échapper temporairement aux défis de la vie quotidienne et de passer du temps dans des réalités alternatives où l’on éprouve un plus grand sentiment de contrôle ».

Qu’en penser ?

Les critiques ne manquent pas contre le shifting. Elles rappellent celles, virulentes, adressées à la littérature d’évasion dans la première moitié du XXe siècle : ceux qui s’absorbent dans des univers de fantaisie se détournent de la réalité plutôt que de lui faire face, ils refusent leurs responsabilités pour se réfugier dans un monde illusoire et confortable. Les deux pionniers de la fantasy, J. R. R. Tolkien et C. S. Lewis, ont répondu à ces critiques de l’escapism. Les seules personnes qui s’opposent à l’évasion sont les gardiens de prison, plaisantait Lewis. Tolkien ajoute dans Du conte de fées : « Les critiques […] confondent, pas toujours par une erreur sincère, l’Évasion du Prisonnier avec la Fuite du Déserteur. » L’évasion reconduit, pour Tolkien, à des vérités plus profondes, plus essentielles que ce qui passe, dans la frénésie des affaires humaines, pour « la réalité » : la beauté non utilitaire des choses, l’étrangeté du monde, le mystère de la mort. L’imaginaire est loin d’être, comme le disent souvent les critiques de l’escapism, un abri confortable à l’écart de toutes les difficultés de l’existences. « La plupart des bons “contes de fées” racontent les aventures dhommes dans le Royaume Périlleux ou sur les marches ténébreuses. » Ils nous mettent en contact avec des questionnements existentiels, profonds et douloureux, recouverts par les petits problèmes du quotidien.

Peut-on en dire de même du shifting ? Difficile de savoir. Pour Tolkien, l’évasion dans un autre monde produit bien une absorption, une « créance secondaire » ; celle-ci cependant ne va jamais jusqu’à la confusion du monde secondaire pour le monde primaire. Il est des raisons de regarder avec circonspection un art qui parviendrait à produire un effet semblable au rêve. C’est bien ce qui se produit, dans une certaine mesure, avec le shifting. L’immersion est totale. Or c’est par son écart, sa distance que le récit peut mettre pleinement en jeu, pour le lecteur, le tragique de l’existence. Il faut une médiation pour confronter à l’insupportable. L’immédiateté du shifting au contraire semble davantage inviter au refuge dans un havre douillet et sans aspérités.  janvier 2025

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