L’école éduque-t-elle aux émotions ?

Lieu de transmission des savoirs, l’école est aussi un espace de construction affective, à travers les relations aux élèves, mais aussi par la vision des émotions que proposent différentes disciplines.

Jan 21, 2025 - 17:39
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L’école éduque-t-elle aux émotions ?

Lieu de transmission des savoirs, l’école est aussi un espace de construction affective, à travers les relations entre élèves mais aussi par la vision des émotions que proposent différentes disciplines.


Dans l’imaginaire collectif, l’école est souvent perçue comme un lieu neutre, un décor où seules la transmission des savoirs et l’évaluation des compétences importent. Cette vision fait abstraction d’une dimension essentielle : l’école est aussi un espace de socialisation émotionnelle, un lieu où se forgent des valeurs, des attitudes et des représentations.

Certes, on s’y initie aux mathématiques, aux langues vivantes, mais on apprend aussi à se faire des amies et des amis, à respecter l’autorité, à trouver sa place dans un groupe… La majorité des relations sociales entre jeunes d’âge scolaire (6 à 15 ans) ont d’ailleurs lieu dans un établissement scolaire.

Les adultes de la communauté éducative jouent un rôle dans cette socia(bi) lisation, s’inquiétant lorsqu’un ou une élève semble ne pas avoir d’amis et endossant parfois le rôle de médiateurs dans les conflits entre élèves. Et, au-delà des espaces de vie scolaire, la classe elle-même est un lieu où se conjuguent apprentissages académiques et construction affective. C’est ce que l’on peut particulièrement observer dans les cours de français, où l’étude des œuvres littéraires joue un rôle insoupçonné dans l’éducation sentimentale des élèves.

Une approche transversale des émotions

Le Bulletin officiel n°9 du 27 février 2003 du ministère de l’éducation nationale le stipule  

« Tous les personnels, membres de la communauté éducative, participent, explicitement ou non, à la construction individuelle, sociale et sexuée des enfants et adolescents. »

Intégrer les émotions dans les apprentissages ne déroge pas à la mission première de l’école mais en élargit plutôt la portée, en préparant les élèves à devenir non seulement des citoyennes et citoyens instruits, mais aussi des êtres humains capables de vivre et de s’épanouir en interaction avec les autres.


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Repenser la classe comme un lieu d’éducation émotionnelle ne signifie pas en faire un substitut aux familles ou aux autres espaces de socialisation. Il s’agit plutôt de reconnaître que l’école contribue, de manière indirecte mais fondamentale, à la construction des élèves en tant qu’êtres qui ressentent des émotions.

L’éducation émotionnelle s’intègre de manière transversale dans l’ensemble des disciplines scolaires sans pourtant être présente au programme. C’est ce qu’on appelle le curriculum caché. Les différentes disciplines proposent des visions de ce que les émotions doivent être et comment on doit les exprimer en société.

L’histoire, par exemple, offre des opportunités d’explorer les émotions collectives comme l’espoir ou la révolte, tandis que les sciences se tournent vers la dimension biologique des émotions. Dans le programme de sciences et vie de la Terre, on retrouve par exemple les entrées suivantes : prendre en charge de façon conjointe et responsable sa vie sexuelle, devenir homme ou femme, vivre sa sexualité.

En éducation physique et sportive, ce sont les émotions générées par la victoire et la défaite qui sont enseignées. Les moments de récréation, gérés par les membres de la vie scolaire, sont forts en émotions amicales, amoureuses et même hostiles. Les assistants d’éducation (dits surveillants) jouent eux aussi un rôle dans l’éducation émotionnelle en décidant quels moments sont appropriés pour crier ou non, de quelle façon il est autorisé de pleurer ou d’exprimer la colère…

La communauté éducative dans son ensemble inculque aux élèves des normes concernant l’expression des émotions acceptées dans le monde des adultes, en se basant sur un modèle occidental et professionnel.

L’éducation sentimentale en classe

La séquence du programme de français intitulée « Dire l’amour » fait advenir l’irruption de l’intime dans un contexte scolaire. Les enseignantes et enseignants interrogés constatent les parallèles faits par les élèves entre les œuvres étudiées et leur vie sentimentale :

« Ça fait assez écho à ce qu’ils peuvent vivre à l’extérieur, montrer que l’école c’est pas un microcosme à part, que c’est aussi intégrer l’école à ce qu’il se passe autour dans leur vie de tous les jours. » (Laurianne, 31 ans, neuf ans d’enseignement)

Certains pensent même que les élèves peuvent s’inspirer des œuvres étudiées pour mettre en lumière leurs propres sentiments et situations sentimentales, parfois pour la première fois. Le documentaire de 2011 Nous, princesses de Clèves de Régis Sauder montre comment l’étude du roman de Madame de La Fayette par une classe de lycéennes et lycéens les amène à adopter un nouveau regard sur leur propre vie sentimentale.

ableau d’Albert Lynch, illustrant le roman de l’Abbé Prévost, « Manon Lescaut »
Tableau d’Albert Lynch, illustrant le roman de l’abbé Prévost, Manon Lescaut, au programme du bac de français. Albert Lynch, via Wikimédia

« Il y a un moment dans la construction de l’individu où on passe par une forme de pastiche, de modèle qui nous inspire. Que l’école puisse véhiculer des modèles qui soient plus contrôlés ou du moins explicités, replacés dans un contexte historique, et que ces modèles-là puissent être détournés, réappropriés par les élèves, en vrai je trouve ça cool », remarque Georges, 27 ans, et trois ans d’enseignement à son actif.

Timothée, 24 ans et lui aussi enseignant depuis trois ans, fait un constat similaire :

« En quatrième, l’amour c’est au cœur de pas mal d’histoires, de discussions, de sujets entre les élèves. Et puis je pense que, quel que soit le sujet, la littérature et les arts influencent notre façon de nous comporter. »

Élèves comme enseignants ont alors en tête que ce moment d’enseignement a le potentiel de dépasser l’univers du scolaire pour entrer dans le cadre d’une éducation sentimentale.

Le rôle des enseignants

Les enseignants et enseignantes engagés profitent de la séquence « Dire l’amour » pour diffuser des discours de prévention au sujet des violences sexistes et homophobes auprès de leurs élèves. Certains s’appuient sur les textes étudiés pour cultiver l’esprit critique des élèves quant à ce qui est présenté comme romantique dans certaines œuvres.

Une enseignante observée profite d’un débat spontané en classe pour faire entendre un discours de prévention des violences dans les relations amoureuses. Ce débat éclot lors d’un exercice sur le champ lexical de l’amour, qui proposait aux élèves de ranger les verbes de l’amour par ordre d’intensité. Des élèves évoquent alors les « crimes passionnels », ce à quoi l’enseignante répond « c’est la justice qui décide que c’est extrême dans ces cas-là. C’est pour ça que, s’il y a un trop grand déséquilibre dans la relation, on peut arriver à des problèmes de harcèlement et même à des violences. » Ici la professeure de français relève l’intervention de ses élèves afin de diffuser un discours de prévention quant aux violences dans le couple.

Nous, princesses de Clèves, de Régis Sauder (Shellac Films, bande-annonce, 2011).

Pour la majorité des enseignants interrogés, la séquence « Dire l’amour » entraîne « forcément » des discussions en classe sur les relations amoureuses.

Créer un cadre sécurisant, où chacun se sent libre d’exprimer ses ressentis, est une condition indispensable pour que l’éducation émotionnelle porte ses fruits. La question du genre et de l’orientation sexuelle s’est avérée déterminante pour différencier les pratiques enseignantes. Les femmes, les jeunes et les personnes LGBTQIA+ semblent plus susceptibles que les autres enseignants d’avoir des discours de prévention en classe, sortant occasionnellement du cadre strict du programme scolaire.

Au sein du panel d’enseignants, ceux qui ne se saisissent pas de la séquence « Dire l’amour » pour proposer à leurs élèves des réflexions sur les violences dans les relations amoureuses sont les hommes hétérosexuels qui n’ont pas de personnes LGBTQIA+ dans leur entourage.The Conversation

Marine Lambolez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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