Les postures des entreprises face aux « nouveaux sujets » liés à la religion au travail
Le fait religieux en entreprise est délicat à gérer. En témoigne la diversité des réactions des entreprises, et des managers de proximité parfois démunis face à des demandes multiples.
Le fait religieux en entreprise est délicat à gérer. En témoigne la diversité des réactions des entreprises et des managers de proximité. Rôles clés, ils peuvent pourtant être démunis face à des demandes multiples.
Alors que les manifestations du fait religieux, qu’elles soient occasionnelles ou régulières, concernent plus de 70 % des entreprises, la majorité des situations à gérer ne sont pas dysfonctionnelles. Toutefois, elles nécessitent, dans un cas sur deux, l’intervention du management (Baromètre OFRE, 2024)
Plus précisément, quatre enjeux majeurs de faits religieux, toutes religions confondues, appelant à des réponses organisationnelles adaptées se distinguent :
les demandes d’absence ou d’aménagement du temps de travail (27 %)
les signes portés ou présents dans l’espace de travail (34 %)
la prière au travail pendant les pauses (12 %)
les relations entre les hommes et les femmes (15 %)
Un cinquième enjeu parfois associé à tort ou à raison à la pratique religieuse émerge, même s’il n’apparaît pas (encore) dans ce baromètre : les tensions liées à l’irruption de sujets d’actualité dans le travail, comme, par exemple, le conflit entre l’Ukraine et la Russie ou la situation dans la bande de Gaza ou au sud du Liban.
Quelles sont les réponses qui peuvent être apportées dans le cadre professionnel à toutes ces manifestations d’une croyance religieuse ? Pour apporter un début de réponse à ces questions, nous avons publié un article inspiré d’une journée de formation à l’Anvie. L’objectif était à la fois d’apporter des éléments juridiques et scientifiques aux entreprises sur ce sujet mais aussi de recueillir les situations rencontrées ainsi que les réponses apportées par les entreprises.
Le manager de proximité en première ligne
Les vingt-cinq participants à cette journée de formation ont révélé partager les mêmes premières observations sur les faits religieux dans leurs entreprises respectives :
Le manager de proximité est toujours en première ligne, face à toutes les demandes surtout lorsqu’il n’y a pas d’affichage de règles communes ou de politique d’entreprise claire ;
Les situations conflictuelles et les demandes liées au fait religieux au travail ne remontent pas systématiquement au département des ressources humaines, ce qui limite la visibilité de ces questions et rend difficile la mesure de l’ampleur du phénomène ;
Beaucoup d’entreprises sans clause de neutralité sont ouvertes à des discussions autour de la pratique religieuse au travail et à la recherche de réponses et d’outils de gestion. Lorsqu’il y a absence de clause de neutralité, la gestion au cas par cas prédomine, guidée par le principe du « bon fonctionnement du service/entreprise ».
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- Les enjeux sociétaux et géopolitiques s’entremêlent de plus en plus avec les questions religieuses. Les conflits actuels dans le monde conduisent certains salariés à plus afficher leur religion et leurs différences avec les autres salariés. Ainsi, alors que les dimensions politiques et philosophiques, pourtant affichées dans la Loi, étaient souvent passées sous silence, elles sont aujourd’hui parfois associées à des dimensions religieuses dans les entreprises, avec beaucoup d’interrogations sur les manières de les gérer.
Des réactions diverses des entreprises
L’analyse de nos échanges avec les participants conduit à identifier quatre postures. Si certaines ont déjà été observées dans nos travaux antérieurs, d’autres apparaissent comme émergentes.
La première réaction observée est celle de la posture de séparation. Dans ce cas, les entreprises décident de séparer vie professionnelle et vie privée des salariés. Cette posture s’appuie soit sur une clause de neutralité dans le règlement intérieur, soit sur un héritage historique lié à l’accomplissement de missions de service public.
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Dès lors, même si la clause de neutralité ne le spécifie pas toujours, aucun aménagement lié aux faits religieux n’est envisagé. Les demandes de congés sont évaluées sans considération du motif religieux. Le manager jugera uniquement selon les besoins du service. Le port de signes religieux visibles est interdit pour la plupart des salariés par la clause de neutralité ou la nature du secteur (public) de l’entreprise. Cette posture cherche à délimiter strictement les discussions des sujets religieux mais aussi politiques et philosophiques et incite au signalement des comportements déviants en cas de conflit.
Des accommodements raisonnables
D’autres entreprises privilégient davantage des postures de compromis, une situation qui repose sur trois mots clés : « Anticipation, partage, et transparence selon les contextes ». Privilégiant « le travail en bonne intelligence », ces entreprises proposent plusieurs solutions. Pour les congés religieux, les managers sont incités à anticiper les plannings et à trouver des solutions de remplacement, poussant à aller vers une flexibilité du temps de travail. Durant le ramadan, par exemple, une attention particulière est portée à l’état de santé des collaborateurs, avec réduction possible du temps de travail.
Dans certaines de ces entreprises, si la prière est autorisée pendant les pauses, les conditions d’exercice seront encadrées (par exemple, dans des salles partagées à usages multiples). Pour les relations entre les femmes et les hommes, l’accommodement raisonnable est privilégié, via le dialogue. Cela est rendu possible par le fait que ces situations restent rares et nécessitent une compréhension mutuelle. Les entreprises privilégient ainsi l’échange pour chacune de ces situations, dans le respect du vivre ensemble. Elles s’appuient très souvent sur des règles expliquées dans des guides ou partagées dans des sessions de formation.
Ambiguïté de certaines entreprises
D’autres entreprises semblent éviter le fait religieux et adoptent ce que nous avons appelé une posture d’ambiguïtés. Ces firmes ne prennent pas de position claire sur le fait religieux au travail. L’entreprise se cherche, parfois elle fait des aménagements, d’autres fois non, selon les fonctions, les situations, la posture personnelle du manager, créant une politique fluctuante.
Par exemple, les horaires peuvent être adaptés de manière informelle en accord avec le manager pour certaines fêtes religieuses, tandis que les salles de prière sont fermement refusées. Certains signes religieux peuvent être acceptés, tant qu’ils restent discrets, et d’autres bannis de l’entreprise. Cette absence de ligne directrice crée des incertitudes.
D’autres entreprises, enfin, observent sans agir, conscientes de l’importance du sujet mais hésitantes à s’en saisir. Le manque de connaissance sur le sujet les conduit à deux attitudes : continuer à ignorer délibérément les situations et se dire qu’elles ne surviendront pas dans l’entreprise ou laisser les managers les traiter seuls, créant une hétérogénéité assumée des réponses.
Des risques dans tous les cas
Les quatre attitudes que nous avons observées et identifiées présentent des risques que les entreprises cherchent toutes à éviter le plus possible. Les discriminations indirectes conduisent à favoriser certains croyants ou non-croyants au détriment d’autres personnes, lorsque des règles sont posées au détriment de certains salariés. Un cran supplémentaire est franchi quand on en arrive aux inégalités de traitement, c’est-à-dire quand des décisions différentes sont prises pour des cas similaires (par exemple, autoriser l’expression religieuse à certains et pas à d’autres).
Toutes ces réactions sont d’autant plus problématiques qu’elles peuvent affecter la réputation de l’entreprise. Ces situations conflictuelles peuvent rapidement générer un impact médiatique des conflits, pouvant à terme, nuire à l’entreprise. Un autre danger est le risque de débordement qui survient quand la réaction de certains collaborateurs pose davantage de problèmes que la manifestation de faits religieux eux-mêmes. Enfin, en première ligne sur ces questions, les managers de proximité sont les premiers concernés et les entreprises observées s’inquiètent de l’impact de la gestion des faits plus ou moins importants sur le bien-être de ces derniers.
Agir en amont
Face à la diversité des salariés, leurs attentes manifestes et à l’intersection croissante entre les sujets religieux et politiques, les entreprises que nous avons pu observer prennent de plus en plus conscience de l’importance de se saisir du sujet du fait religieux au travail. Au-delà des postures identifiées, de nouvelles formes de questionnements traversent les entreprises sous le poids des tensions géopolitiques qui s’imbriquent avec les questionnements religieux.
Les entreprises constatent que la parole se libère face à ces sujets jusqu’alors considérés comme « tabou » et qui posent de nouvelles questions sur la gestion des conflits imbriquant politique et religion. Doit-on dès lors se demander s’il faut garder les mêmes lignes directrices, ou prévoir de nouvelles pratiques organisationnelles ?
Levée des tabous
Le rôle des managers de proximité et des dirigeants est essentiel. Il est important que les dirigeants portent ces sujets et rappellent la politique de l’entreprise pour justifier les postures et les limites adoptées ainsi que les lignes rouges prévues par la Loi notamment en termes de discriminations.
Le manager, trop souvent laissé seul face à ces questions, devrait être accompagné, formé et informé sur ces sujets complexes, sur le cadre légal et les attitudes organisationnelles en vigueur. Cela lui offrira un cadre pour éviter notamment les décisions qui seraient inspirées des croyances et attitudes individuelles.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
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