La richesse des nations face au changement climatique
Peut-on fait un lien entre température et richesse économique ? Qui, de Voltaire ou de Montesquieu, avait raison sur cette question sensible à l’heure du changement climatique ?
Les incendies de Los Angeles viennent le rappeler : le changement climatique est en marche et, avec lui, ce sont aussi les conditions économiques qui sont affectées.
Dans Survivre à la chaleur. Adaptons-nous (éditions Odile Jacob, 2025), François Lévêque et Matthieu Glachant montrent que l’adaptation aux nouvelles conditions climatiques ne doit pas être opposée à l’atténuation. Les timings ne sont pas les mêmes.
Dans l’extrait que nous publions, les auteurs font une revue de la littérature pour répondre à la question suivante : Quel impact pourrait avoir la hausse des températures sur la croissance ?
Comment expliquer les écarts de prospérité dans le monde ? Faut-il les attribuer à la géographie, à travers les différences des pays en termes de ressources naturelles, de vecteurs de maladies, de conditions climatiques ? Ou aux institutions, à travers le respect des droits de propriété, l’autorité du droit, la délivrance d’incitations et d’opportunités à investir ? Faut-il aujourd’hui donner raison à Montesquieu (1748) qui voyait dans l’ascendant du climat sur le caractère des hommes « le premier de tous les empires » ou à Voltaire (1756) pour qui le gouvernement « exerce cent fois plus d’influence » sur les sociétés que le climat.
Pour expliquer le PIB par habitant, prenons par exemple, d’un côté, la distance à l’Équateur pour incarner la géographie et, d’un autre, l’indicateur composite de la gouvernance élaboré par la Banque mondiale, qui reflète la qualité des institutions nationales. La gouvernance semble alors l’emporter haut la main, d’après Dani Rodrik de Harvard et ses collègues.
Mais le problème ne se résume pas à cette alternative binaire, car la géographie influence la qualité des institutions. En l’occurrence, il est établi que les chocs climatiques augmentent le nombre et l’intensité des conflits ou l’instabilité politique. Une récente étude nous apprend par exemple que l’élévation d’un degré Celsius augmenterait de près de 5 % la probabilité d’un coup d’État. Comme cette instabilité décourage les investissements et donc la croissance de long terme, la température présente à la fois un effet direct et un effet indirect médiés par les institutions.
Plusieurs horizons temporels
La grande différence entre ces effets directs et les effets indirects est leur horizon temporel. L’effet direct se manifeste immédiatement puisqu’il passe concrètement par une diminution de la productivité du travail, la diminution des rendements agricoles ou d’autres activités dépendantes de la météorologie ou l’altération voire la destruction d’infrastructures nécessaires à la production. L’effet indirect est plus graduel car il procède en deux étapes : la réponse des institutions à un choc climatique, puis la manifestation économique des évolutions institutionnelles.
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La recherche en économie sur les effets de court terme est maintenant fournie, et l’étude de référence a été publiée dans Nature en 2015. Son principe repose sur une comparaison de l’évolution de la production et de la température annuelle d’une année sur l’autre dans un même pays, en utilisant des données économiques et climatiques de 1960 à 2010 sur 166 pays. Toutes choses égales par ailleurs, en particulier la qualité des institutions du pays, les auteurs identifient alors une relation « en cloche » avec un PIB par habitant qui augmente avec la température jusqu’à atteindre 13 °C pour redescendre ensuite. Ils montrent également que le PIB par habitant diminue de plus en plus rapidement au-delà de cette température optimale. En d’autres termes, un degré en plus en Inde où la température annuelle moyenne est de 27 °C fait plus de dégâts qu’en France où la température moyenne est d’environ 14 °C.
Cette différence s’explique notamment par le secteur agricole qui représente dans les pays chauds – par ailleurs, plus pauvres – une plus grande part de l’activité économique. Et une augmentation de la température au-delà d’une vingtaine de degrés dégrade très vite la productivité du secteur.
De la difficulté d’extrapoler
Extrapoler ces effets de court terme au long terme est très délicat car il devient nécessaire d’estimer deux dimensions : le niveau des effets indirects et le temps qu’ils prennent à se manifester. Autre complexité, leur signe est incertain. Ils peuvent renforcer l’effet total quand les chocs climatiques dégradent durablement des infrastructures de production ou le rythme des apprentissages en particulier scolaire, quand ils dégradent durablement les sols ou épuisent des nappes phréatiques ou encore quand ils déstabilisent les institutions. Ils peuvent au contraire les atténuer, en accélérant l’adaptation ou en suscitant des chocs de relance de type keynésien liés à la réparation de dommages climatiques. Par exemple, les années qui suivent la destruction par un ouragan voient généralement un rebond de croissance induit par la reconstruction d’infrastructures ou de bâtiments.
Plusieurs méthodes économétriques permettent de traiter le problème. La plus évidente consiste à ne pas estimer seulement l’effet d’un choc climatique sur l’activité économique l’année durant laquelle il est observé mais également sur les années suivantes. Autre approche, ne pas exploiter les variations météorologiques interannuelles mais des variations de plus long terme sur une décennie par exemple : l’hypothèse est ici est qu’un intervalle de dix ans laisse suffisamment de temps pour que les effets indirects se manifestent. Ou mesurer l’effet des chocs sur la croissance économique et non sur le niveau de richesse. Les résultats obtenus pour l’instant suggèrent que les effets retardés positifs viennent compenser leurs effets négatifs. L’effet total des chocs climatiques ne serait pas alors différent de leur effet direct de court terme.
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En définitive, le réchauffement devrait beaucoup plus freiner le développement économique des pays les moins avancés, car plus chauds. Certaines estimations parmi les plus sérieuses avancent une chute du PIB de plus de 75 % en 2100 pour les pays les plus pauvres pour une élévation de température de l’ordre de 4 °C, selon le scénario pessimiste du GIEC.
Un choc d’inégalités
Montesquieu et Voltaire nourrissaient leurs réflexions de la lecture de cartes et de livres d’histoire ainsi que de leurs voyages. Ils ne pouvaient pas s’appuyer sur la myriade de données mondiales démographiques et climatiques dont nous disposons aujourd’hui. Comme nous l’avons vu au chapitre 1, nous savons désormais comment la population se répartit sur le globe et sommes capables de projeter sa croissance. Un pour cent de la population mondiale vit là où la température moyenne annuelle dépasse 29 °C, un seuil considéré comme rendant la vie humaine difficilement supportable. Dans l’hypothèse d’un réchauffement de 2,7 °C, la proportion passerait à 23 % en 2100. Dont : 600 millions d’Indiens, 300 millions de Nigérians et 100 millions d’Indonésiens. Au-delà de ces premières places des pays selon le nombre d’habitants exposés, on ne trouve parmi les quarante-sept suivants aucun pays de l’OCDE et seulement trois pays à revenus élevés, tous producteurs de pétrole.
Dans un classement de la population exposée aux risques d’inondation, deux pays de l’OCDE seulement, les États-Unis et le Japon, figurent dans les dix premiers en nombre de résidents menacés. L’Inde encore une fois vient en tête. Ces quelques données parmi d’autres illustrent un fait bien connu des experts : les pays riches industrialisés de longue date sont relativement épargnés des conséquences du réchauffement, tandis que les pays qui peinent à se développer cumulent une croissance démographique forte, une exposition excessive au dérèglement climatique et une capacité financière limitée pour en réduire les impacts.
La réduction des inégalités empêchée
L’inégalité économique entre pays a reculé au cours du demi-siècle passé mais cet heureux reflux aurait été encore plus marqué sans le réchauffement. Telle est la thèse avancée par un économiste et un spécialiste de l’environnement, tous deux de l’Université de Stanford. Le titre de leur article paru dans la revue officielle de l’académie des sciences américaine n’en fait pas mystère : Global warming has increased global economic inequality. Ils y établissent que l’écart de richesses entre les habitants des pays les plus riches et ceux des pays les plus pauvres aurait été réduit de près de moitié sans l’élévation de température observée entre 1960 et 2010.
L’inégalité ne se résume pas bien sûr au PIB. Le réchauffement affecte inéquitablement aussi la mortalité, accroissant là encore l’écart entre les pays riches et les autres.
Les trente dernières années en fournissent un premier indice. La mortalité associée à la chaleur attribuable à l’élévation de température depuis 1990 a été estimée à 0,58 % de la mortalité totale en moyenne pour une quarantaine de pays. Mais ce ratio est trois fois plus élevé pour le Vietnam, deux fois pour l’Iran et la Thaïlande. À l’opposé, il est deux fois plus faible pour les États-Unis et le Royaume-Uni.
Un élastique qui se tend
L’écart devrait se creuser dans le futur car l’élastique se tend par ses deux extrémités : la mortalité associée à la température baisse dans les pays riches et froids, tandis qu’elle s’élève dans les pays pauvres et chauds. Nous avons mentionné dans le chapitre 1 un travail de modélisation qui chiffrait une mortalité additionnelle associée à une élévation de la température de 2,7 °C de 11 décès pour 100 000 habitants à l’horizon 2100. Derrière ce taux de mortalité tous pays confondus, se trouve le Pakistan à un extrême avec un taux de 81,4 et l’Europe à l’autre extrême avec un taux de -42. Oui, un taux négatif. Ce modèle tient compte de la mortalité liée à la fois aux températures chaudes et aux températures froides. Il prévoit qu’en Europe les décès évités par des hivers moins rigoureux l’emportent sur les décès supplémentaires des étés plus caniculaires. Comme nous l’avons vu dans le chapitre&anbsp;1, la relation entre température et mortalité n’est pas en effet à sens unique. Le réchauffement diminue aussi les journées et les pics de grand froid.
Cette inégalité de mortalité croissante est confirmée par le travail réalisé par une autre équipe de chercheurs. La modélisation porte cette fois sur la surmortalité liée à l’évolution des températures dans les vingt dernières années de notre siècle. Elles conduiraient à une augmentation de la mortalité totale mondiale de 1,8 % dans l’hypothèse du scénario d’une élévation de 2,7 °C (scénario RCP 4,5 du GIEC). Mais derrière cette moyenne, on trouve une augmentation de 9,7 % pour le Niger, 6,2 % pour le Pakistan et une baisse de 3,3 % pour l’Irlande, et même 5,4 % pour l’Islande. La France connaît presque un équilibre avec une modeste augmentation de 0,4 %.
Mentionnons enfin, dans le même ordre d’idées, l’inégalité croissante entre pays riches et pauvres de la morbidité liée aux maladies infectieuses. Il est désormais bien établi que le réchauffement accroît la facilité de transmission de parasites, comme celui à l’origine du paludisme, et de virus, comme ceux du chikungunya, de la dengue et du Zika.
(c) Éditions Odile Jacob
Certains intertitres ont été ajoutés par la rédaction de The Conversation
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
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