Le Liban a enfin un président. Et alors ?

L’élection de Joseph Aoun suscite des espoirs qui, pour de nombreuses raisons, semblent hélas démesurés.

Jan 16, 2025 - 16:01
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Le Liban a enfin un président. Et alors ?

Le nouveau président du Liban, Joseph Aoun, est souvent vu comme un homme providentiel qui saura reconstruire son pays, désarmer le Hezbollah et ouvrir une nouvelle page dans les relations avec les autres États de la région. Mais bien des questions se posent sur ce militaire aux positions floues et aux prérogatives limitées. Il devra composer avec une classe politique qui a déjà souvent apporté la preuve de son impéritie, et rendre des comptes à ses parrains occidentaux, lesquels ne semblent guère pressés de contraindre Israël à mettre fin aux opérations militaires qui, malgré le cessez-le-feu entre Tsahal et le Hezbollah signé en novembre dernier, continuent quotidiennement d’endeuiller le Liban.


Après une vacance institutionnelle de plus de deux ans et trois mois, le Liban a, depuis le 9 janvier 2025, un nouveau président de la République. Dans les pays occidentaux et la plupart des États du Moyen-Orient, les chancelleries et l’immense majorité des médias et des commentateurs tendent à voir dans l’élection du général Joseph Aoun, conformément aux préférences de Washington, Paris et bien d’autres capitales dont Riyad, un développement prometteur qui va permettre au Liban de renaître de ses cendres. Et cela dans un contexte où, se félicite-t-on, le Hezbollah a été défait militairement par Israël ; son allié syrien, le régime de Bachar Al-Assad, a été renversé ; et le régime iranien est plus isolé que jamais dans la région et menacé par des frappes, voire d’une guerre totale, par Israël et la future administration Trump.

Dans cette conjoncture inédite, un nouveau rapport de forces interne au Liban permettrait donc de sortir de l’impasse institutionnelle et présagerait du meilleur pour un pays enfin souverain, où le Hezbollah ne serait plus en mesure de décider de la guerre et de la paix et de menacer la sécurité d’Israël, suscitant des représailles destructrices sur le territoire libanais. En outre, beaucoup ne tarissent pas d’éloges sur la personnalité de Joseph Aoun – un militaire qui occupait, jusqu’au matin de son élection, la fonction de chef de l’armée –, le considérant comme l’homme providentiel capable de résoudre les maux du pays.

S’il est certain qu’une phase nouvelle s’ouvre aujourd’hui pour le Liban, il importe d’analyser les dimensions plus complexes qui entourent cette élection. Les visions majoritairement mises en avant sont souvent simplistes et ne permettent pas de comprendre les aléas, plus ou moins sérieux, qui ne manqueront pas de marquer la période à venir.

Les atouts de Joseph Aoun

Le général Joseph Aoun bénéficie d’un capital de confiance élevé dans les cercles politiques et médiatiques, notamment occidentaux. Parmi les éléments mis à son crédit, on retrouve l’exemplarité de sa trajectoire au sein de l’institution militaire libanaise, à la tête de laquelle il a été hissé en 2017 ; le succès, en particulier, de deux opérations qu’il a commandées, à l’été 2017 pour déloger les djihadistes venus de Syrie et retranchés dans les confins du Nord-Est du pays, puis en octobre 2021 pour juguler les violences entre miliciens des Forces libanaises et du Hezbollah à Beyrouth ; et sa capacité à maintenir l’équidistance de l’armée par rapport aux différentes factions politiques, ainsi que son unité dans le contexte de la crise multiforme qui sévit à partir d’octobre 2019.

Face à la banqueroute financière de l’État, il a également assuré la viabilité de l’armée libanaise en obtenant, notamment auprès de Washington, les ressources budgétaires nécessaires pour payer et nourrir les soldats.

Sur un plan plus personnel, les éloges portent sur son intégrité, son souci de ses soldats, sa capacité à naviguer adroitement dans les eaux politiques troubles du pays, ou encore l’absence d’instrumentalisation du confessionnalisme de sa part.

Les zones d’ombre

Toutefois, une grande inconnue subsiste : si l’on sait quel chef militaire a été Joseph Aoun, on ne sait rien de sa capacité à se transformer en un homme d’État d’une stature équivalente. Plus que cela : même au Liban, on ne connaît pas ses orientations et convictions politiques.

Le discours d’investiture qu’il a prononcé, très lisse, reprend les éléments de langage attendus par ses soutiens internationaux (État de droit, monopole étatique sur les armes, économie libre… et même l’environnement !), mais aussi par les différentes sensibilités au sein du pays (protection des droits, services publics, souveraineté, reconstruction des zones détruites par Israël, gestion des réfugiés syriens, non-implantation des réfugiés palestiniens…). Toutefois, cela reste à ce stade un exercice de style – ressemblant étrangement au discours prononcé fin décembre par Ahmed al-Chara, le nouvel « homme fort » de la Syrie – qui montre surtout la capacité de ces nouveaux venus sur la scène politique du Moyen-Orient à mobiliser le registre linguistique dont ils savent qu’il leur vaudra le soutien des puissances dominantes.


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Parallèlement à ces interrogations sur la substance politique du nouveau président, il convient aussi de noter quelques fausses notes dans son bilan à la tête de l’armée. Premièrement, durant son mandat, cette dernière a violemment réprimé les manifestations de la société civile critique de l’ordre établi, que ce soit dans le contexte de la « thawra » (révolution) qui s’enclenche en octobre 2019, ou au cours des années suivantes. Si le nombre de morts est resté limité, de nombreux manifestants ont été sérieusement blessés, dans la plus totale impunité.

Publication de Human Rights Watch sur X, 26 août 2020. Le rapport peut être consulté à https://www.hrw.org/fr/news/2020/08/26/liban-recours-la-force-letale-contre-des-manifestants. Human Rights Watch

L’armée libanaise a aussi violemment réprimé de nombreux réfugiés syriens et en a arrêté et expulsé des milliers par la force, y compris des enfants. Le bilan est également accablant en matière d’usage routinisé da la torture à l’encontre de personnes (souvent des Syriens, même mineurs) soupçonnées de lien avec le terrorisme.

Sur un tout autre plan, l’armée libanaise, sous le commandement de Joseph Aoun (comme de ses prédécesseurs), s’est avérée inapte à protéger le pays et ses citoyens face à l’État israélien. L’enclenchement des hostilités entre le Hezbollah et Israël dans le contexte de la guerre totale décidée par ce dernier en réponse à l’opération sanglante du Hamas en octobre 2023 a permis, au fil des mois, de mesurer à quel point Israël avait pénétré les réseaux de télécommunication libanais sans obstacle aucun.

De plus, lorsque le gouvernement Nétanyahou a décidé, en septembre 2024, de passer à une guerre totale contre le Hezbollah et, au-delà, l’ensemble de la communauté chiite, en détruisant massivement ses trois grands centres de peuplement et en faisant des milliers de victimes, l’armée libanaise est restée complètement inerte. Y compris lorsque ses propres soldats ont été ciblés (les frappes israéliennes ont fait une quarantaine de morts dans les rangs de l’armée).

Que le Liban officiel ne veuille ni ne puisse prendre part à une guerre contre Israël est une chose, mais que l’armée soit dans l’incapacité d’adopter ne serait-ce qu’une posture défensive questionne sur son rôle. Celui-ci est vraisemblablement tourné vers des missions de maintien de l’ordre (établi) en interne plutôt que vers la protection des citoyens face aux menaces, pourtant avérées, venant du Sud.

Bien qu’invisibilisées, les dimensions répressives de son action et sa passivité face à Israël entachent l’image de Joseph Aoun aux yeux de nombre de Libanais.

Les limites de la fonction

Un autre aléa découle des attentes démesurées exprimées par la communauté internationale. Nombre de commentaires célébrant l’élection de Joseph Aoun suggèrent qu’il sera en mesure de placer le Liban sur la trajectoire que souhaitent le voir adopter ses soutiens. Ce qui suppose donc un rôle politique moteur et une capacité à déterminer les choix politiques gouvernementaux.

Or cette vision entre en contradiction avec le rôle résiduel que laisse au président de la République libanaise, un maronite, l’accord de Taëf. Ce texte, adopté en 1989 pour mettre un terme à la guerre civile, repose en effet sur un rééquilibrage du partage du pouvoir en renforçant les compétences du premier ministre, sunnite, et du chef du Parlement, chiite. Ainsi, le président de la République détient pour l’essentiel un rôle de représentation et de garant de la Constitution… sans disposer, constitutionnellement, des compétences concrètes pour ce faire. En outre, il perd son rôle exécutif dominant, devenant un arbitre que les autres acteurs peuvent écarter sans peine.

Dès lors, croire que Joseph Aoun sera en mesure de modifier la trajectoire politique libanaise par sa seule accession à la présidence est illusoire. À moins que le nouveau président ne se lance dans des coups de force visant à l’imposer, de manière inconstitutionnelle, comme l’homme fort du pays – ce qui irait à l’encontre de ses engagements et de l’attachement, en tout cas verbal, des partenaires occidentaux du Liban à l’État de droit –, il devra composer avec les forces politiques qui ont mené le pays à sa ruine.

Parmi celles-ci, il y a bien sûr le Hezbollah, même si, sur l’échiquier libanais, ce parti n’est pas le moins vertueux, notamment au regard des services publics rendus à sa communauté en l’absence pérenne de l’État de ses régions « périphériques ». Le Hezbollah est d’ailleurs né de l’absence de l’État libanais dans le sud et l’est du pays, notamment face à la victimisation récurrente de la population chiite par l’État israélien dans ses bras de fer avec les Palestiniens.

Toutes les forces politiques actuelles sont peu ou prou les mêmes que celles qui ont mené à la dislocation de l’État en 1975, ont contribué aux cycles de violence extrême lors du conflit civil qui s’est ensuivi et ont « reconstruit » le pays après 1990 sur des bases fragiles servant les intérêts d’une classe politico-affairiste gangrenée par la corruption, caractérisée par l’incurie, l’incompétence et le mépris envers les citoyens… Amenant in fine à l’effondrement multidimensionnel que connaît le pays depuis 2019. Sans qu’à aucun moment cette même classe, dans sa diversité, ne se ressaisisse et ne se réforme pour regagner la confiance de la communauté internationale et des citoyens, et sortir le pays de l’impasse.

C’est donc avec cette classe politique, que Joseph Aoun protège indirectement depuis 2019 au travers de la répression de la contestation, qu’il devra travailler pour remplir les promesses qu’il a faites. Cela requerra non pas des coups de force, mais des qualités de persuasion et de négociation permettant à la faune politique libanaise d’entrevoir les réformes nécessaires non comme un jeu à somme nulle, mais comme autant de possibles favorables.

Un autre enjeu sera de convaincre une société civile habituée à se débrouiller sans l’État (ou malgré l’obstruction de l’État dans certains cas), et dont plusieurs composantes ont été malmenées par les forces armées. D’autant que cette société civile a été complètement marginalisée dans le processus qui a mené à l’élection de Joseph Aoun. Il est d’ailleurs révélateur que, au moment de l’élection, les « observateurs » admis dans l’hémicycle étaient les représentants de puissances étrangères, à l’exclusion de toute présence effective de la société civile.

Ces différents éléments sont de nature à tempérer l’optimisme qui prévaut dans nombre de capitales, d’autant plus qu’ils se conjuguent à des paramètres contextuels lourds.

Le poids des contextes régional et international

Déclarations et analyses tendent à souligner que le contexte régional serait favorable à des changements structurels positifs au Liban. Or ce contexte est bien moins binaire qu’il n’y paraît.

Il est certain que « l’axe de la résistance » auquel appartient le Hezbollah est, pour l’instant, laminé. Pour autant, les causes qui ont historiquement donné naissance à cette résistance sont-elles résorbées ? Bien au contraire.

Même si un cessez-le-feu vient d’être signé entre Israël et le Hamas, l’entreprise d’expansion coloniale israélienne, avec son cortège de dépossession, de répression et de violations massives de droits humains et des règles de base du droit international a atteint dans les années récentes, et plus particulièrement depuis octobre 2023, des proportions paroxystiques à Gaza. En Cisjordanie, une guerre de plus basse intensité se poursuit au quotidien. Cette guerre se prolonge dans les prisons israéliennes, que B’Tselem, organisation israélienne des droits humains, qualifie de « réseau de camps de torture ». Et le pire se profile avec l’arrivée imminente à la Maison Blanche de Donald Trump, qui a promis de déchaîner l’enfer dans la région si les otages détenus par le Hamas n’étaient pas libérés avant sa prise de fonctions. En outre, le gouvernement israélien a profité de l’effondrement du régime syrien pour élargir sa zone d’occupation dans le sud de la Syrie. Et cela avec une grande passivité des puissances occidentales et régionales.


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Au Liban, là encore malgré le cessez-le-feu de novembre dernier supposé avoir mis un terme à la guerre entre le Hezbollah et Israël, les opérations israéliennes sont quotidiennes, parfois loin de la zone frontalière. En face, le Hezbollah n’a mené aucune opération depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Malgré cette situation pour le moins déséquilibrée, le comité supposé surveiller la mise en œuvre du cessez-le-feu, co-présidé par les États-Unis et la France, n’a guère remis en question les violations permanentes de l’accord par la partie israélienne.

Les populations qui subissent cette situation en conçoivent une amertume profonde. Que les puissances qui cautionnent ces pratiques soient les mêmes que celles qui ont fait pression sur la classe politique libanaise afin qu’elle élise Joseph Aoun n’est pas le meilleur prédicteur de crédibilité et de légitimité pour ce dernier, surtout par rapport à l’épineuse question du désarmement du Hezbollah. Qu’elles cautionnent également ce qui se passe en Palestine et, pour les États-Unis, soient partie prenante de l’écrasement militaire des Palestiniens n’est pas non plus de bon augure quant à la possibilité pour l’armée libanaise de désarmer des groupes palestiniens présents au Liban, sachant que des dizaines de milliers de réfugiés restent cantonnés dans des camps où les conditions sont propices à l’expansion de la violence et de l’extrémisme.

Un mandat présidentiel sous des cieux bien sombres

Disposant de compétences constitutionnelles plus symboliques qu’effectives, Joseph Aoun est appelé à trouver des voies de traverse pour amener les acteurs politiques libanais, dans toute leur diversité, mais également la société civile, à entrer dans un nouveau contrat social et politique avec l’État. Cette entreprise s’inscrit dans un contexte de souffrance incommensurable, d’humiliations répétées et d’écrasements douloureux pour de nombreux pans de la population libanaise, au sein et au-delà de la communauté chiite, mais aussi pour les Palestiniens, au sort desquels d’ailleurs de nombreux Libanais restent sensibles.

Joseph Aoun obtiendra-t-il la marge de manœuvre nécessaire pour transformer son mandat en un projet politique porteur ne reposant pas uniquement sur la normalisation avec Israël souhaitée par ses parrains occidentaux ? La question reste entière. Il est à espérer que la communauté internationale finira par comprendre le degré d’imbrication des échiquiers régionaux et les limites de la coercition dans la construction de pays véritablement pacifiés et apaisés. Joseph Aoun ferait œuvre utile s’il amenait ses parrains à cette réalisation grâce à son capital de confiance.The Conversation

L'autrice n'a aucun lien de quelque nature que ce soit, y compris familiale, avec le nouveau président Joseph Aoun.

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