Derrière les problèmes de smog à Delhi en Inde, une révolution agricole plus verte à réinventer
Derrière les épisodes de pollution sévère qui touchent Delhi et sa région chaque année, ce sont les pratiques agricoles de brûlis qui sont en cause.
Derrière les épisodes de pollution sévère qui touchent Delhi et sa région chaque année, ce sont les pratiques agricoles de brûlis qui sont une des causes principales. Pour l’Inde, souvent vantée pour sa révolution agricole, il devient urgent de trouver un moyen de rendre l’agriculture plus verte.
Le matin du 12 novembre 2024, alors que s’ouvrait une conférence dédiée à la transformation du système agricole face au changement climatique et à la transition énergétique à l’Université d’agriculture de l’état du Pendjab, à Ludhiana en Inde, la région était marquée par un épisode de « smog » sévère. En cause, la pollution de l’air qui couvre le nord de l’Inde en cette saison et qui s’étend de Ludhiana à la capitale à 320 km de là, New Delhi.
Le vice-président de l’Inde, Shri Jagdeep Dhankhar, annoncé au programme de la conférence, n’a d’ailleurs pas pu y être présent : son avion n’a pas pu atterrir à Ludhiana à cause de la mauvaise visibilité. Et cela bien ironiquement, car les pratiques agricoles participent fortement à la formation de ce smog épais qui porte parfois une odeur de fumée.
En effet, les agriculteurs du Pendjab profitent de cette courte période de transition d’un mois qui fait suite à la récolte du riz pour en brûler les chaumes. De quoi faciliter la transition vers la plantation du blé sur les mêmes terres à la saison froide.
Cette conférence, qui se tenait du 12 au 15 novembre 2024 et à laquelle j’ai assisté, n’aura jamais vu la couleur du ciel. C’est à peine si on devinait le soleil, le jeudi 24 novembre, au travers du brouillard épais.
La révolution agricole indienne en question
La conférence a malgré tout bénéficié de la visite de personnalités politiques, comme le gouverneur nommé du Pendjab Gulab Chand Kataria et le ministre en chef du Pendjab Chagwant Singh Mann, en la présence du vice-recteur de l’Université et du président de la société indienne d’écologie.
L’université d’agriculture du Pendjab (PAU), inaugurée en 1962, a accompagné la révolution verte qui a fait du Pendjab l’un des greniers à grain de l’Inde, en orchestrant une double récolte de riz et de blé sur les mêmes champs. Une révolution agricole rendue possible par une utilisation importante d’engrais, aujourd’hui de l’ordre de 220 kg par hectare.
Celle-ci est lourdement subventionnée, à hauteur de 73 %. Avec une population qui dépend à plus de 50 % d’un emploi dans le secteur agricole et des fermes souvent petites, de l’ordre d’un à quelques hectares, cette intensification a construit la richesse de l’État et de ses agriculteurs.
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La double culture du riz et du blé a également été rendue possible par le développement de l’irrigation. Aujourd’hui, près de 97 % de la surface est irrigué au Pendjab, selon les chercheurs de l’université qui s’exprimaient à l’occasion de la conférence. Mais le niveau de la nappe phréatique baisse dangereusement, laissant entrevoir des conséquences majeures pour cette agriculture hautement intensive.
L’Inde fait aujourd’hui partie des neuf pays (Russie, France, Australie, Canada, Inde, Ukraine, Argentine, Brésil, États-Unis, sources de 80 % des exportations mondiales de blé, riz, maïs et soja. En 2022, le pays se plaçait devant la Russie, la France, l’Australie et le Canada. Les excédents de ces neuf pays, dans ces quatre productions clés, sont nécessaires à l’alimentation de 134 autres pays dans le monde.
Or l’agriculture mondiale, en Inde comme ailleurs, contribue à hauteur de 17 % aux émissions de carbone en prenant en compte l’impact de la déforestation.En Inde, les secteurs de l’élevage et de la culture de riz sont les deux plus gros émetteurs de méthane, puissant gaz à effet de serre.
Face à la baisse du niveau des nappes phréatiques et des conséquences du fonctionnement actuel, visibles au Pendjab par cet épais nuage, une évolution est nécessaire. Les politiques présents à l’ouverture de la conférence ont d’ailleurs souligné ces problèmes et la nécessité de rechercher des solutions.
Autrement posée, la question est la suivante : comment adapter l’agriculture indienne pour rendre la révolution agricole plus verte ?
Des expérimentations en cours
Des expérimentations, présentées à cette conférence, sont en cours, notamment concernant la culture du riz.
Il est ainsi envisagé de réaliser des plantations de riz en direct sans la phase de repiquage, source d’émissions de gaz à effet de serre, ou encore de submerger le riz sous l’eau de façon intermittente pour limiter les émissions de méthane. Autant d’approches présentées lors de la conférence qui ont démontré des effets positifs sur les émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture, tout en préservant sa rentabilité.
Celles-ci sont utiles, mais semblent des petits pas dans le contexte d’évolution rapide des contraintes climatiques. Des changements plus majeurs sont également requis. D’autres approches plus transformatives ont déjà été testées en Inde, comme l’agroécologie ou le « natural farming », qui minimise l’usage d’intrants (engrais, pesticides…) peuvent être précieuses.
La régénération des agrosystèmes, qui met davantage en avant la diversification des cultures associées avec de l’agroforesterie, l’arboriculture et/ou de l’élevage est aussi expérimentée. L’agroforesterie, par exemple, montre ainsi des effets positifs sur tous les plans, tant sur la rentabilité économique que des services rendus aux écosystèmes (moins d’érosion, meilleure gestion de l’eau).
Mais pour les systèmes de cultures les plus intensifs à base de céréales, comme le riz, ces expérimentations montrent aussi qu’il existe des compromis à faire, une gestion plus écologique est associée à une baisse des rendements et de rentabilité.
Les freins à l’adoption de pratiques plus écologiques
Comme ailleurs dans le monde, il existe des freins à l’adoption de ces approches. Les chercheurs indiens présents lors de la conférence ont documenté les principales contraintes listées par les agriculteurs du Pendjab :
La lourdeur des formalités administratives pour obtenir des subventions,
le faible niveau d’information disponible quant à ces approches,
et les problèmes liés au manque de sources d’énergie.
Au cours de la conférence est revenu plusieurs fois l’enjeu à fixer un meilleur prix de vente pour les producteurs les plus respectueux de l’environnement et de mieux rémunérer de tels efforts.
Or, le marché agricole indien reste sous une forte régulation de l’État central. Le pays a ainsi mis en place, depuis les années 1960, un prix minimal d’achat des récoltes. Fin 2024, il n’était que de 2300 roupies (26 euros) pour 100 kg de riz et de 2425 roupies (27,4 euros) pour 100 kg de blé dur.
Une loi assouplissant le marché agricole en vue de le déréguler a été votée en septembre 2020, mais a occasionné des manifestations meurtrières (près de 700 morts entre septembre 2020 et novembre 2021), avant d’aboutir au retrait du texte controversé.
Un nouveau mouvement de protestation des agriculteurs indiens a repris en février 2024, de façon concomitante à la crise agricole qu’a connu l’Europe au même moment. Les politiques de libéralisation, qu’elles relèvent de la législation nationale ou d’accords comme le Mercosur, ne sont pas loin d’avoir les mêmes conséquences sociales sur l’agriculture, que ce soit en Inde ou en Europe.
Les revendications ne sont d’ailleurs pas si différentes d’un continent à l’autre. La volonté des agriculteurs de vivre avec un salaire décent dans un contexte où leur activité est souvent arbitrée par les pouvoirs politiques, en fonction du pourcentage du PIB qu’ils représentent. La marginalisation de l’agriculture à la faible proportion qu’elle assure du PIB a été analysée par les chercheurs présents lors de la conférence comme source de tensions.
C’est vrai en Inde, mais aussi en Europe. C’est un constat d’échec : nos sociétés ne parviennent pas à attribuer suffisamment de valeur à la production agricole et à la sécurité alimentaire qu’elle assure.
Une révolution verte pour l’agriculture mondiale
Force est de constater que quelques changements mineurs dans les quelques pratiques agricoles suffiraient à diminuer efficacement ce nuage de fumée annuel.
Enfouir ou broyer les pailles de riz contribuerait à diminuer rapidement l’ampleur de ces épisodes de smog. Si on ne parvient pas à apporter de solution à ce seul problème, comment imaginer pouvoir résoudre des questions plus complexes ?
Soit nous prenons le temps d’accompagner ces transitions, soit elles s’imposeront – peut-être brutalement – à nous.
Alors que ces quelques journées de conférence scientifique en plein épisode de pollution ont commencé par l’allumage d’une lampe, un symbole fort dans la culture indienne vu comme une voie vers la droiture qui permet de dissiper l’obscurité, il y a urgence à éclairer le chemin vers ces transitions.
Yves Vigouroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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