“Aïe !” est-il universel ?
“Aïe !” est-il universel ? nfoiry lun 13/01/2025 - 14:34 En savoir plus sur “Aïe !” est-il universel ? « Aïe ! » (en français), « ouch ! » (en anglais), « ¡ay! » (en espagnol)… les mots pour signifier la douleur se ressemblent dans presque toutes les langues. Cette découverte récente interroge la nature des rapports entre émotion et langage. Sa clarification permet de comprendre les distinctions linguistiques fondamentales proposées par Saussure et Peirce entre signe, icône et indice. On vous explique. [CTA2]Les mots visant à exprimer la douleur se ressemblent dans presque toutes les langues. C’est la conclusion d’une étude publiée en novembre dernier dans la revue Journal of the Acoustical Society of America. À l’issue d’une comparaison entre plus de 130 langues, les chercheurs affirment avoir obtenu une « preuve empirique en faveur de l’iconicité de certaines interjections ». En d’autres termes, le français « aïe », l’anglais « ouch », le turc « ah », le japonais « itaï » et les autres ressemblent toutes à ce qu’ils désignent, à savoir le cri de douleur. Tout ça pour ça ? La portée de la découverte semble limitée, à moins de voir qu’elle interroge ce qu’on considère généralement comme l’une des propriétés essentielles des mots que nous utilisons : leur nature arbitraire. Dans notre langue, « crabe » désigne un petit crustacé à pinces qui s’appelle « drakaka » en malgache, et qu’on aurait pu nommer « brûlot » ou « apocalypse » sans désigner autre chose. On choisit les mots sans raison, et non pas selon leur ressemblance avec des référents auxquels ils seraient naturellement liés. « Quelle déception, s’attristait Mallarmé, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscurs ici, là clair ». Saussure, le signifié et le signifiantFerdinand de Saussure est connu pour avoir placé cette dimension « arbitraire », ou « immotivée » du signe au cœur de sa théorie du langage : tout signe linguistique a deux faces, le signifié (le concept de cheval) et le signifiant (« cheval ») qui n’ont a priori aucune raison, aucune nécessité, d’être liés l’un à l’autre. Les expressions de la douleur “ne sont que des imitations approximatives et déjà à demi conventionnelles de certains bruits”Ferdinand de SaussureLa ressemblance, qu’on retrouve dans la plupart des langues, entre l’interjection « aïe » et le cri de douleur, montre-t-elle que Saussure s’est trompé ? Pas vraiment. Saussure lui-même en donne l’exemple dans ses cours (retranscrits par ses élèves sous le titre de Cours de linguistique générale) : « On est tenté [de voir les exclamations comme] des expressions spontanées de la réalité, dictées pour ainsi dire par la nature. Mais pour la plupart d’entre elles, on peut nier qu’il y ait un lien nécessaire entre signifié et signifiant. Il suffit de comparer deux langues à cet égard pour voir combien ces expressions varient de l’une à l’autre (par exemple au français aïe ! correspond l’allemand au !) ». S’il y a une ressemblance entre les différentes expressions de la douleur, elles varient, et n’ont donc rien de nécessaire. « Elles ne sont que des imitations approximatives et déjà à demi conventionnelles de certains bruits ». Peirce, les symboles, les icônes et les indicesCependant, le fait reste étrange, et on est en droit de s’interroger sur cette quasi-universalité. Le compte rendu de l’étude cite les Écrits sur le signe du philosophe américain Charles Sanders Peirce. Aux signifiants arbitraires de Saussure, que Peirce nomme « symboles », Peirce ajoute les « icônes » et les « indices », dont les liens avec ce qu’ils signifient ne sont pas uniquement conventionnels. L’icône est un signe qui repose sur une ressemblance ou une similarité avec son objet. L’indice, lui, est directement lié à son objet et entretien une relation matérielle ou causale avec lui. Un portrait est une icône, mais des traces de pas, une alarme, ou un arc-en-ciel sont des indices (d’un animal, d’un incendie, de l’eau). “La prochaine fois que vous vous brûlez et que vous criez ‘aïe !’ : imitez-vous la douleur, la représentez-vous ou l’indiquez-vous ?”« Aïe », « aut » et « itaï » sont-ils des icônes ou des indices ? En d’autres termes, ont-ils pour fonction d’imiter un cri (auquel cas ils ne seraient pas absolument arbitraires), ou sont-ils eux-mêmes un cri informé par le langage, qui signalent la douleur du locuteur ? L’étude pose la question en ces termes : « Ainsi, les vocalisations de douleur volontaires et les interjections linguistiques pourraient, dans une certaine mesure, être des “conventions iconiques” des vocalisations réflexes de douleur. Mais si l’on choisit d’adopter la distinction classique de Peirce (1955) entre “icône” et “indice”, les interjections de douleur pourraient tout aussi bien être des “indices”, et partager ce statut avec les vocalisations non linguistiques. Autrement dit, les interjections de douleur ne ressembleraient pas aux vocalisations non linguistiques parce
« Aïe ! » (en français), « ouch ! » (en anglais), « ¡ay! » (en espagnol)… les mots pour signifier la douleur se ressemblent dans presque toutes les langues. Cette découverte récente interroge la nature des rapports entre émotion et langage. Sa clarification permet de comprendre les distinctions linguistiques fondamentales proposées par Saussure et Peirce entre signe, icône et indice. On vous explique.
[CTA2]
Les mots visant à exprimer la douleur se ressemblent dans presque toutes les langues. C’est la conclusion d’une étude publiée en novembre dernier dans la revue Journal of the Acoustical Society of America. À l’issue d’une comparaison entre plus de 130 langues, les chercheurs affirment avoir obtenu une « preuve empirique en faveur de l’iconicité de certaines interjections ». En d’autres termes, le français « aïe », l’anglais « ouch », le turc « ah », le japonais « itaï » et les autres ressemblent toutes à ce qu’ils désignent, à savoir le cri de douleur.
Tout ça pour ça ? La portée de la découverte semble limitée, à moins de voir qu’elle interroge ce qu’on considère généralement comme l’une des propriétés essentielles des mots que nous utilisons : leur nature arbitraire. Dans notre langue, « crabe » désigne un petit crustacé à pinces qui s’appelle « drakaka » en malgache, et qu’on aurait pu nommer « brûlot » ou « apocalypse » sans désigner autre chose. On choisit les mots sans raison, et non pas selon leur ressemblance avec des référents auxquels ils seraient naturellement liés. « Quelle déception, s’attristait Mallarmé, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscurs ici, là clair ».
Saussure, le signifié et le signifiant
Ferdinand de Saussure est connu pour avoir placé cette dimension « arbitraire », ou « immotivée » du signe au cœur de sa théorie du langage : tout signe linguistique a deux faces, le signifié (le concept de cheval) et le signifiant (« cheval ») qui n’ont a priori aucune raison, aucune nécessité, d’être liés l’un à l’autre.
Les expressions de la douleur “ne sont que des imitations approximatives et déjà à demi conventionnelles de certains bruits”
La ressemblance, qu’on retrouve dans la plupart des langues, entre l’interjection « aïe » et le cri de douleur, montre-t-elle que Saussure s’est trompé ? Pas vraiment. Saussure lui-même en donne l’exemple dans ses cours (retranscrits par ses élèves sous le titre de Cours de linguistique générale) : « On est tenté [de voir les exclamations comme] des expressions spontanées de la réalité, dictées pour ainsi dire par la nature. Mais pour la plupart d’entre elles, on peut nier qu’il y ait un lien nécessaire entre signifié et signifiant. Il suffit de comparer deux langues à cet égard pour voir combien ces expressions varient de l’une à l’autre (par exemple au français aïe ! correspond l’allemand au !) ». S’il y a une ressemblance entre les différentes expressions de la douleur, elles varient, et n’ont donc rien de nécessaire. « Elles ne sont que des imitations approximatives et déjà à demi conventionnelles de certains bruits ».
Peirce, les symboles, les icônes et les indices
Cependant, le fait reste étrange, et on est en droit de s’interroger sur cette quasi-universalité. Le compte rendu de l’étude cite les Écrits sur le signe du philosophe américain Charles Sanders Peirce. Aux signifiants arbitraires de Saussure, que Peirce nomme « symboles », Peirce ajoute les « icônes » et les « indices », dont les liens avec ce qu’ils signifient ne sont pas uniquement conventionnels. L’icône est un signe qui repose sur une ressemblance ou une similarité avec son objet. L’indice, lui, est directement lié à son objet et entretien une relation matérielle ou causale avec lui. Un portrait est une icône, mais des traces de pas, une alarme, ou un arc-en-ciel sont des indices (d’un animal, d’un incendie, de l’eau).
“La prochaine fois que vous vous brûlez et que vous criez ‘aïe !’ : imitez-vous la douleur, la représentez-vous ou l’indiquez-vous ?”
« Aïe », « aut » et « itaï » sont-ils des icônes ou des indices ? En d’autres termes, ont-ils pour fonction d’imiter un cri (auquel cas ils ne seraient pas absolument arbitraires), ou sont-ils eux-mêmes un cri informé par le langage, qui signalent la douleur du locuteur ? L’étude pose la question en ces termes : « Ainsi, les vocalisations de douleur volontaires et les interjections linguistiques pourraient, dans une certaine mesure, être des “conventions iconiques” des vocalisations réflexes de douleur. Mais si l’on choisit d’adopter la distinction classique de Peirce (1955) entre “icône” et “indice”, les interjections de douleur pourraient tout aussi bien être des “indices”, et partager ce statut avec les vocalisations non linguistiques. Autrement dit, les interjections de douleur ne ressembleraient pas aux vocalisations non linguistiques parce qu’elles les imitent (iconicité), mais parce qu’elles résultent de la même contrainte physiologique ou fonctionnelle que les vocalisations non linguistiques (indice). »
Bref, là où Saussure fait de l’exclamation de douleur « aïe ! » une forme hybride, entre le cri et le langage, une sorte d’imitation langagière de la douleur, Peirce va plus loin. Il se demandant si cette imitation tire son efficacité de sa ressemblance avec la douleur – en m’exclamant « aïe ! », je redouble ma sensation d’une expression vocale qui re-présente ma douleur (comme l’icône du Christ le représente, le rend présent pour les fidèles) – ou si cette imitation fonctionne parce qu’elle permet à celui qui l’entend de comprendre ce qui m’arrive (comme la trace de mes pas dans le sable permet à mon ami de me retrouver sur la plage bondée). À vous de trancher la prochaine fois que vous vous brûlez et que vous criez « aïe ! » : imitez-vous la douleur, la représentez-vous ou l’indiquez-vous ?
Pour aller plus loin
➤ Consultez les articles de notre dossier « Aïe ! ce que nous apprend la douleur »
janvier 2025
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