Trump : la “révélation de l’imprévu”

Trump : la “révélation de l’imprévu” nfoiry mar 14/01/2025 - 18:00 En savoir plus sur Trump : la “révélation de l’imprévu” « Hier soir, j’ai regardé un documentaire sur le Groenland, territoire dont je ne connaissais à peu près rien. Je me suis également reconnecté à X pour lire la prose d’Elon Musk. Il se réjouissait de voir que l’idée d’annexion du territoire arctique avançait bien et relayait le projet de remigration de la candidate de l’AfD allemande. Depuis les déclarations impériales de Trump et les ingérences de Musk en Europe, je suis tétanisé. J’avais le choix entre un Lexomil et un roman. J’ai choisi le roman.[CTA1]➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.Dans Le Complot contre l’Amérique (2004 ; trad. fr. Gallimard, 2006), Philip Roth imagine qu’aux élections présidentielles de 1940, Franklin Roosevelt concourt pour un troisième mandat mais est battu par un outsider, le fringant aviateur Charles Lindbergh, sympathisant du nazisme. Il s’agit d’une uchronie, mais elle est fondée sur des certains éléments réels. Ainsi le héros du premier vol transatlantique, à la fin des années 1930, avait-il manifesté une certaine fascination pour Hitler et milité contre l’engagement des États-Unis dans la guerre. Le coup de génie de Roth est d’ancrer son récit dans la vie quotidienne d’une famille juive du New Jersey. Et son personnage principal n’est autre que lui-même, un Philip Roth âgé de 7-8 ans. Le père de Philip, résolument antinazi, constate la libération de la parole antisémite. Il résiste, mais des pogroms et une politique de déportation douce des Juifs finissent par le vaincre. Si vous n’avez pas lu ce livre extraordinaire, je ne vous raconte pas la fin, mais il s’en faut de peu pour que les Américains ne mettent en œuvre, eux aussi, la solution finale.Le Complot contre l’Amérique mérite d’être relu aujourd’hui, tant les coïncidences avec le retour de Trump au pouvoir sont nombreuses. Je ne parle pas seulement des analogies historiques de ce récit où une majorité d’Américains élisent un candidat autoritaire face à un président jugé usé et trop libéral. Il suffit de remplacer “juifs” par “migrants”, “Hitler” par “Poutine”, “America first” (le nom du comité anti-guerre dans les années 1930) par… “America first”, pour reconnaître le même projet de soumettre l’Europe à des puissances autoritaires. Roth décrit surtout avec finesse les réactions personnelles des futures victimes de cette catastrophe : l’incrédulité face à une victoire du candidat fasciste (“impossible”), la tentation de se rassurer (“l’Amérique n’était pas un pays fasciste et ne le serait jamais”), la croyance en ce que Lindbergh serait “de taille à négocier avec Hitler”, avant de constater que le nouveau président est en train de s’entendre avec le dirigeant allemand pour dominer une Europe divisée.Un passage m’a marqué. Face à la nouvelle réalité, le petit garçon ressent “la révélation de l’imprévu”. “Retourné comme un gant, écrit Roth, l’imprévu était ce que nous, les écoliers, étudiions sous le nom d’‘histoire’, cette histoire bénigne, où tout ce qui était inattendu en son temps devenait inévitable dans la chronologie de la page. La terreur de l’imprévu, voilà ce qu’occulte la science de l’histoire, qui fait d’un désastre une épopée.” Je pense que c’est ce que ressentent beaucoup d’Européens en écoutant Donald Trump ne pas exclure une intervention militaire au Groenland, humilier le Canada ou intimider le Panama, et en voyant Elon Musk s’ingérer dans la vie politique britannique ou allemande – avant la France ? – afin de faire basculer ces pays vers l’extrême droite. Même si ces projets n’aboutissent pas, le fait qu’ils soient formulés change la donne des relations internationales. Et ils plongent d’ores et déjà l’Europe dans une fragilité stratégique qu’elle n’avait jamais connue.Certes, nous savions que Donald Trump en voulait à l’Otan – dès 1987, au retour de son premier séjour en URSS, comme le rappelle Régis Genté dans Notre homme à Washington. Trump dans la main des Russes (Grasset, 2024), il réclamait que les États-Unis “cessent de payer pour défendre des pays qui ont les moyens de se défendre eux-mêmes”. Mais ce qui est frappant, c’est que même ce que nous pensions possible, une fois en train de se réaliser, prend un tour complètement inédit, comme “une révélation de l’imprévu” justement.L’explication de ce paradoxe est donnée par Bergson dans un article sur “le possible et le réel” (à retrouver dans La Pensée et le Mouvant). Le philosophe se demande pourquoi, alors qu’il a “beau [s]e représenter le détail de ce qui va [lui] arriver […] combien [s]a représentation est pauvre, abstraite, schématique, en comparaison de l’événement qui se produit !” C’est que “la réalisation apporte avec elle un imprévisible rien qui change tout”. Bref, le réel n’est jamais la fidèle

Jan 14, 2025 - 18:02
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Trump : la “révélation de l’imprévu”
Trump : la “révélation de l’imprévu” nfoiry mar 14/01/2025 - 18:00

« Hier soir, j’ai regardé un documentaire sur le Groenland, territoire dont je ne connaissais à peu près rien. Je me suis également reconnecté à X pour lire la prose d’Elon Musk. Il se réjouissait de voir que l’idée d’annexion du territoire arctique avançait bien et relayait le projet de remigration de la candidate de l’AfD allemande. Depuis les déclarations impériales de Trump et les ingérences de Musk en Europe, je suis tétanisé. J’avais le choix entre un Lexomil et un roman. J’ai choisi le roman.

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Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.

Dans Le Complot contre l’Amérique (2004 ; trad. fr. Gallimard, 2006), Philip Roth imagine qu’aux élections présidentielles de 1940, Franklin Roosevelt concourt pour un troisième mandat mais est battu par un outsider, le fringant aviateur Charles Lindbergh, sympathisant du nazisme. Il s’agit d’une uchronie, mais elle est fondée sur des certains éléments réels. Ainsi le héros du premier vol transatlantique, à la fin des années 1930, avait-il manifesté une certaine fascination pour Hitler et milité contre l’engagement des États-Unis dans la guerre. Le coup de génie de Roth est d’ancrer son récit dans la vie quotidienne d’une famille juive du New Jersey. Et son personnage principal n’est autre que lui-même, un Philip Roth âgé de 7-8 ans. Le père de Philip, résolument antinazi, constate la libération de la parole antisémite. Il résiste, mais des pogroms et une politique de déportation douce des Juifs finissent par le vaincre. Si vous n’avez pas lu ce livre extraordinaire, je ne vous raconte pas la fin, mais il s’en faut de peu pour que les Américains ne mettent en œuvre, eux aussi, la solution finale.

Le Complot contre l’Amérique mérite d’être relu aujourd’hui, tant les coïncidences avec le retour de Trump au pouvoir sont nombreuses. Je ne parle pas seulement des analogies historiques de ce récit où une majorité d’Américains élisent un candidat autoritaire face à un président jugé usé et trop libéral. Il suffit de remplacer “juifs” par “migrants”, “Hitler” par “Poutine”, “America first” (le nom du comité anti-guerre dans les années 1930) par… “America first”, pour reconnaître le même projet de soumettre l’Europe à des puissances autoritaires. Roth décrit surtout avec finesse les réactions personnelles des futures victimes de cette catastrophe : l’incrédulité face à une victoire du candidat fasciste (“impossible”), la tentation de se rassurer (“l’Amérique n’était pas un pays fasciste et ne le serait jamais”), la croyance en ce que Lindbergh serait “de taille à négocier avec Hitler”, avant de constater que le nouveau président est en train de s’entendre avec le dirigeant allemand pour dominer une Europe divisée.

Un passage m’a marqué. Face à la nouvelle réalité, le petit garçon ressent “la révélation de l’imprévu”. “Retourné comme un gant, écrit Roth, l’imprévu était ce que nous, les écoliers, étudiions sous le nom d’‘histoire’, cette histoire bénigne, où tout ce qui était inattendu en son temps devenait inévitable dans la chronologie de la page. La terreur de l’imprévu, voilà ce qu’occulte la science de l’histoire, qui fait d’un désastre une épopée.” Je pense que c’est ce que ressentent beaucoup d’Européens en écoutant Donald Trump ne pas exclure une intervention militaire au Groenland, humilier le Canada ou intimider le Panama, et en voyant Elon Musk s’ingérer dans la vie politique britannique ou allemande – avant la France ? – afin de faire basculer ces pays vers l’extrême droite. Même si ces projets n’aboutissent pas, le fait qu’ils soient formulés change la donne des relations internationales. Et ils plongent d’ores et déjà l’Europe dans une fragilité stratégique qu’elle n’avait jamais connue.

Certes, nous savions que Donald Trump en voulait à l’Otan – dès 1987, au retour de son premier séjour en URSS, comme le rappelle Régis Genté dans Notre homme à Washington. Trump dans la main des Russes (Grasset, 2024), il réclamait que les États-Unis “cessent de payer pour défendre des pays qui ont les moyens de se défendre eux-mêmes”. Mais ce qui est frappant, c’est que même ce que nous pensions possible, une fois en train de se réaliser, prend un tour complètement inédit, comme “une révélation de l’imprévu” justement.

L’explication de ce paradoxe est donnée par Bergson dans un article sur “le possible et le réel” (à retrouver dans La Pensée et le Mouvant). Le philosophe se demande pourquoi, alors qu’il a “beau [s]e représenter le détail de ce qui va [lui] arriver […] combien [s]a représentation est pauvre, abstraite, schématique, en comparaison de l’événement qui se produit !” C’est que “la réalisation apporte avec elle un imprévisible rien qui change tout”. Bref, le réel n’est jamais la fidèle et tranquille mise en œuvre d’un possible que l’on avait déjà envisagé mais l’avènement d’une “imprévisible nouveauté”. Elle ne ressemble pas à ce que nous avions en tête, et ses effets sur nous sont toujours inattendus. Imaginions-nous, le jour de la victoire de Trump, que tant de pays se retrouveraient aujourd’hui directement menacés ou déstabilisés ?

Pour Bergson ce zeste d’imprévisibilité constitue une bonne nouvelle, car il prouve notre capacité à faire changer le cours des choses, notre “faculté d’agir”. Mais avant que celle-ci ne se réveille (ou pas), l’avènement du pire nous apparaît comme un dévoilement soudain qui provoque une “terreur de l’imprévu”. Et contrairement au Complot contre l’Amérique, les menaces américaines contre ses voisins et les Européens n’ont rien d’une uchronie. » janvier 2025

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