Infrarouge au cinéma : le nouvel âge d’or
Nuits américaines, visions infrarouges militaires, accentuation des contrastes, usages singuliers et artistiques : l’infrarouge est un compagnon de longue date du cinéma. Le numérique et l’IA lui ouvrent un nouvel âge d’or.
En 2024, au moins quatre films incluant des scènes filmées avec de l’infrarouge (IR) sont sortis au cinéma : La Zone d’intérêt, Dune 2, Planète B et Aggro Drift. Ce dernier est même le premier long-métrage de fiction entièrement tourné en IR. Ces films, allant de l’expérimental au blockbuster, font de 2024 un point culminant dans l’histoire méconnue de l’IR au cinéma.
L’infrarouge est un compagnon de longue date du cinéma, souvent inaperçu des spectateurs de films. Depuis près de 90 ans, cette lumière est parfois employée pour divers procédés de manipulation de l’image (parmi lesquels figurent la nuit américaine, l’effet d’étrangeté, l’accentuation de contraste) ou pour documenter son usage militaire.
Au même titre que la lumière visible ou les rayons X, l’infrarouge correspond à un ensemble délimité de rayonnements électromagnétiques, caractérisés par une longueur d’onde comprise entre 0,7 et 1 000 μm. Les rayonnements infrarouges nous sont invisibles car notre œil ne perçoit pas les longueurs d’onde supérieures à 0,7 µm, correspondant au rouge. Le spectre de l’infrarouge se subdivise en cinq domaines de longueur d’onde qui ont tous leurs applications propres.
Les deux domaines utilisés au cinéma sont le NIR et le LWIR. Le NIR, pour « infrarouge proche » en anglais, regroupe les plus petites longueurs d’onde, de 0,7 à 2,5 µm. Le LWIR, pour « infrarouge à onde longue » en anglais, s’étend de 7 à 14 µm.
Un premier âge d’or exploitant le NIR
La découverte de l’infrarouge est attribuée à William Herschel en 1800. Son fils John réalise la première image infrarouge 40 ans plus tard. En 1925, Kodak commercialise la première pellicule dite « infrarouge » : elle était sensible au rayonnement visible et aussi au rayonnement NIR. Plusieurs autres marques en commercialisent dans les années suivantes, en se spécialisant dans des combinaisons différentes de longueurs d’onde (tel qu’UV, bleu, et NIR) : jusqu’à 33 pellicules infrarouges différentes étaient disponibles en 1937. Cela ouvre la voie au premier « âge d’or » infrarouge du cinéma, qui s’étalera essentiellement sur les années encadrant la Seconde Guerre mondiale.
À l’époque où les films se tournent exclusivement en noir et blanc, une particularité chromatique des images obtenues dans le NIR se révèle intéressante : le ciel observé dans le NIR apparaît noir, ce qui est idéal pour simuler la nuit en tournant de jour (procédé de tournage appelé « nuit américaine » en France). La technique est cependant compliquée à utiliser et demande beaucoup de réglages pour ne pas obtenir une image au contraste bizarre. Elle nécessite souvent de peindre des surfaces spécifiques du décor, adapter la couleur des costumes voire appliquer du maquillage spécial sur le visage des acteurs. La plupart des films tournés avec de l’IR lors de cette période le seront pour réaliser des nuits américaines, mais pas seulement.
Ce premier âge d’or prendra fin avec le déclin du noir et blanc, autour de 1960. Un film peut être présenté comme son chant du cygne : Soy Cuba (1964), de Mikhaïl Kalatozov. Ce film est d’une ambition formelle extrême : il est constitué de plans-séquences d’une sophistication insensée pour les moyens techniques de l’époque, et use de l’infrarouge, qui accentue le contraste de l’image noir et blanc et renforce la beauté chromatique de certaines séquences. Le cinéaste et son chef opérateur ont pour cela dû détourner un stock de pellicules de l’armée soviétique.
Predator et les prémices de l’exploitation du LWIR
Au même moment, la technologie de l’imagerie vidéo infrarouge connaît son essor, grâce à ses applications militaires – l’imagerie infrarouge est exploitée par l’armée pour voir de nuit, à travers le brouillard ou les camouflages. Les premières caméras dites « thermiques » sont commercialisées en 1965. De telles caméras imagent dans le domaine spectral du LWIR, aussi appelé « infrarouge thermique ». Tous les objets émettent un rayonnement électromagnétique dont la longueur d’onde et l’intensité dépendent de leur température. C’est ce qui explique le phénomène d’incandescence : un métal rougit puis blanchit lorsqu’il est chauffé à blanc. Les objets à température ambiante sont trop froids pour émettre une lumière visible par l’œil humain – la lumière qu’ils émettent est en fait de l’infrarouge dans la gamme LWIR. L’énergie de la lumière étant inversement proportionnelle à sa longueur d’onde, le rayonnement LWIR est beaucoup moins énergétique que celui NIR, ce qui implique une technologie de détection très différente et plus sophistiquée.
Jusqu’au développement des caméras thermiques, le rayonnement LWIR était donc techniquement inaccessible aux caméras argentiques, et donc au cinéma. Mais à partir de 1965, il faudra encore 20 ans pour que l’histoire de l’infrarouge et du cinéma se recroisent de nouveau, en fait jusqu’à 1987 avec la sortie de Predator, de John McTiernan.
Ce film narre la chasse par une créature extra-terrestre d’une escouade de militaires en pleine jungle. La particularité la plus marquante du Predator est qu’il voit dans une gamme de longueurs d’onde correspondant au LWIR. Cela se traduit à l’écran par de nombreuses scènes imitant une vue à la première personne lors desquelles le spectateur « voit en infrarouge ».
Elles ont été tournées avec l’aide d’une caméra militaire FLIR, ce qui représentait un exploit technique à l’époque. La différence de résolution du signal vidéo de la caméra thermique par rapport à la pellicule 35 mm est si abyssale qu’un dispositif est inventé pour combiner optiquement l’image thermique IR avec celle visible. Autre limitation : la caméra thermique n’arrivait plus à distinguer la chaleur d’un corps humain du reste de la scène dès que la température dépassait 34 °C. Lors du tournage en pleine jungle tropicale, la production a dû parfois refroidir la forêt en projetant de l’eau glacée !
Utiliser de l’IR thermique pour un film en 1987 était donc un vrai tour de force technique. Deux exemples permettent encore de le mesurer. Dans Aliens, le retour, sorti peu avant Predator, les marines chargés d’éliminer les aliens sont équipés de lunettes infrarouges. Dans une scène, ils essayent de les repérer à leur signature thermique – mais aucune image de leur vision IR ne sera jamais montrée à l’écran. Puis dans Robocop, cette fois-ci sorti peu après Predator, il est bien montré à l’écran une vision en IR thermique, mais elle a été obtenue sans recourir à une caméra LWIR : la séquence a en fait été tournée de nuit par une caméra classique avec des acteurs couverts de peinture fluorescente. Le rendu visuel, avec la vision rétrospective d’un spectateur d’aujourd’hui, n’est pas du tout convaincant !
Predator, par son statut de pionnier, est certainement le film de fiction le plus important pour la démocratisation auprès du grand public de l’imagerie infrarouge. Le film a déjà connu quatre suites. Mais du point de vue artistique, son usage de l’IR reste limité à une simple transposition de l’utilisation militaire de la technologie IR dans un cadre fictionnel de SF.
Un second âge d’or permis par la numérisation du cinéma
De 2000 à 2010, le cinéma bascule dans le numérique, avec pour conséquence indirecte l’avènement d’un second âge d’or de l’IR. Les capteurs CCD des caméras numériques sont en effet naturellement sensibles dans le NIR – un filtre optique est de fait installé pour couper ces longueurs d’onde… qu’il suffit de retirer ou changer pour filmer dans le NIR. Le numérique facilite aussi grandement l’emploi d’images obtenues par des caméras vidéo LWIR dans le montage d’un film. Les usages modernes de l’IR au cinéma peuvent être classés en trois catégories.
Premièrement, l’IR est utilisé pour les mêmes raisons que lors du premier âge d’or. Il a servi à réaliser des nuits américaines dans Nope, ou à simuler les conditions d’éclairage régnant sur une planète extra-terrestre (la Lune dans Ad astra et Giedi Prime dans Dune 2) – comme cela avait déjà été réalisé en 1937 dans le serial Flash Gordon’s trip to Mars.
La deuxième catégorie d’usage regroupe les films mettant en scène des forces armées : les viseurs infrarouges faisant maintenant partie de la panoplie militaire, il est naturel de retrouver des images IR dans les œuvres les mettant en scène (Ni le ciel ni la terre).
Enfin, les usages artistiques inédits de l’IR constituent la dernière catégorie : représenter un état de conscience altéré : ivresse (Cherry), expérience de mort imminente (Alexandre), montrer la bonté d’une petite fille dans l’enfer des camps (La Zone d’intérêt), donner une allure psychédélico-cyberpunk à un film de gangsters (Aggro Drift).
Les développements technologiques qui ont permis la conquête de la lune dans la décennie 1960 avaient été nourris (et réciproquement) par les représentations artistiques de cette conquête, notamment cinématographiques.
De la même manière, le cinéma va-t-il inspirer de futurs usages de l’infrarouge ? L’une des motivations du recours au LWIR pour Aggro Drift est que les images obtenues étaient plus faciles à modifier par intelligence artificielle – le film regorge d’incrustations de motifs numériques sur la peau des personnages ou dans le ciel. Les fabricants de caméras IR travaillent justement à l’intégration de l’IA dans leurs produits…
Sylvain Lemettre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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