Comment la France pourrait s’inspirer de la culture allemande du compromis pour (ré)apprendre le parlementarisme
Le gouvernement allemand se forme au gré de longues négociations entre diverses formations parlementaires. Un modèle pour la France ?
En Allemagne, une culture de consensus est profondément ancrée dans le système politique, ce qui favorise les coalitions et la formation de gouvernements multipartisans. La France, elle, peine à mettre en œuvre ce genre de négociations. Quand aucune majorité claire n’émerge de l’Assemblée nationale, comme c’est le cas actuellement, Paris serait bien inspiré de regarder ce qui se fait du côté de Berlin, où une telle situation est la norme et non l’exception.
Durant des décennies, la France s’est caractérisée par une stabilité remarquable du pouvoir exécutif. En contraste avec la IIIe puis la IVe, la Ve République est parvenue à maintenir la prééminence du président grâce au fait majoritaire, soit la présence à l’Assemblée nationale d’une majorité politique qui soutient le président et son gouvernement. Cette stabilité a cependant été assurée au prix de plusieurs renoncements.
Le premier renoncement, non des moindres, est le non-respect de la Constitution. Notamment l’article 20, qui dispose que :
« Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration et de la force armée. »
Ce rôle a été absorbé par la fonction présidentielle, sans que la suite de l’article ne s’applique à son action :
« [Le gouvernement doit être] responsable devant le Parlement dans les conditions et suivant les procédures prévues aux articles 49 et 50. »
Deuxième renoncement : le premier ministre s’est trouvé piégé dans une « servitude obligée », soumis aux volontés du président et servant de fusible en cas de crise. Ses prérogatives sont ainsi entravées par le chef de l’État.
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Troisième renoncement : l’affaiblissement du Parlement, souvent réduit à une simple chambre d’enregistrement, en particulier après la réforme du calendrier électoral de 2000 qui a placé les élections législatives après la présidentielle, ce qui conduit quasi mécaniquement à la formation d’une Assemblée nationale de la même couleur politique que le président qui vient d’être élu.
Il ressort de ces renoncements que la nature parlementaire même du régime politique français a été oubliée, hors périodes de cohabitation. Aujourd’hui nous redécouvrons le parlementarisme sans parvenir à appliquer ses principes de fonctionnement. Alors que le gouvernement Barnier a chuté trois mois après sa nomination et que le gouvernement Bayrou, qui lui a succédé, a semblé dès les premiers jours dans une situation précaire, un détour par l’Allemagne, régime parlementaire classique dont se rapproche aujourd’hui la France par son fonctionnement, permet de comprendre en quoi la manière française de nommer un premier ministre puis de former un gouvernement, en étant désormais contraint de former des coalitions, semble mener à une impasse.
Les coalitions, une tradition allemande
Au moment de sa nomination, le gouvernement Bayrou ne savait pas s’il durerait un mois, un an ou jusqu’à la fin du mandat présidentiel, ni s’il serait censuré dès la première occasion. À l’inverse, en Allemagne, lorsque le gouvernement est nommé, celui-ci sait qu’une coalition au Parlement le soutiendra dans son action.
La coalition tricolore d’Olaf Scholz, un assemblage inédit de forces politiques très différentes (les sociaux-démocrates, les verts et les libéraux), qui a récemment été désavouée, a ainsi été en mesure de tenir trois années et d’engager des réformes ambitieuses, bien que contestées.
Précisons d’emblée qu’en Allemagne, les partis politiques, en raison d’un mode de scrutin mixte à finalité proportionnelle et d’une culture du compromis construite après la Seconde Guerre mondiale, se perçoivent comme des adversaires et non des ennemis et sont capables, selon les résultats aux élections, de gouverner ensemble.
À l’issue des élections législatives, le candidat à la chancellerie du parti ou de la coalition gagnante devient généralement le chancelier qui sera élu par le Bundestag, lors d’un vote sans débat et par bulletin secret. Mais avant d’être élu, puis nommé par le chef de l’État, le futur chancelier doit patiemment nouer des alliances avec les autres formations politiques afin de s’assurer qu’il dispose d’une majorité. Aucun parti, y compris ceux qui sont politiquement éloignés du parti arrivé en tête aux législatives, n’est exclu a priori – à l’exception, ces dernières années, de l’AfD (extrême droite) et de Die Linke (extrême gauche), autour desquels s’est formé un « cordon sanitaire ». Ces négociations peuvent durer longtemps, comme en témoigne le tableau ci-dessous :
Prenons l’exemple des négociations de 2017. La CDU-CSU d’Angela Merkel est arrivée en tête aux législatives tenues en septembre de cette année là avec 32,9 % des suffrages. Le parti social-démocrate allemand (SPD) atteint quant à lui à peine 20,5 %, son pire résultat depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et annonce donc qu’il retournera dans l’opposition après avoir participé à plusieurs grandes coalitions.
Les négociations s’engagent dès lors entre la CDU-CSU, les verts et le FDP (libéral). Elles dureront près d’un mois jusqu’à ce que ce dernier se retire des négociations, à la suite, entre autres, d’un désaccord sur la production des centrales électriques au charbon. Face à l’échec d’une coalition « Jamaïque » – en référence aux couleurs de la CDU-CSU (noir), des libéraux (jaune) et des écologistes (vert) – et au risque d’un blocage durable, le SPD accepte finalement de participer à des négociations avec la CDU-CSU pour créer une grande coalition.
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Cette séquence nous enseigne que l’échec des négociations est certainement moins dommageable qu’une censure politique. Autrement dit, qu’il vaut mieux procéder à des discussions prolongées que s’en défaire et risquer, ce faisant, de constituer un gouvernement faiblement légitime qui pourrait rapidement être renversé.
Aux législatives suivantes, en 2021, le SPD, dont est issu Olaf Scholz, devance légèrement la CDU-CSU. Cette dernière, après les 16 années au pouvoir d’Angela Merkel, décide de retourner dans l’opposition afin de se reconstruire idéologiquement. Un mois après les élections, des négociations entre trois partis débutent pour former l’inédite coalition SPD-Verts-Libéraux mentionnée plus haut. Ces discussions sont pilotées par le « petit cercle », l’élite partisane de chaque organisation (présidents et secrétaires généraux des partis, présidents des groupes parlementaires et de Länder importants). Ce sont eux qui encadrent les négociations et fixent, à terme, les grandes orientations de la future coalition.
Sous leurs ordres, 22 groupes de travail thématiques – chacun dirigé par un négociateur en chef pour chaque parti – sont chargés de rédiger le contenu du contrat de coalition. Parmi les thématiques abordées : les entreprises, la protection de l’environnement, l’agriculture et l’alimentation, le climat et l’énergie, le travail, la santé et le soin, l’éducation, la politique culturelle, la sécurité intérieure, les affaires étrangères, l’Europe, les finances et le budget, etc.
Chacun de ces groupes de travail comprend 12 à 18 participants, sélectionnés à la fois pour leur connaissance du sujet et pour leur aptitude à négocier. Beaucoup sont, par exemple, députés au Parlement européen, où les coalitions et les compromis font partie du fonctionnement routinier. À l’issue de cette phase, un certain nombre de négociateurs deviennent ministres du domaine sur lequel ils ont âprement arraché des compromis avec leurs futurs alliés.
Consultation versus négociation
La différence de méthode avec la France est donc flagrante. Il est inimaginable, en Allemagne, qu’un président ne disposant pas d’une majorité parlementaire choisisse seul et au terme de consultations individuelles un premier ministre dont on ne peut savoir, au moment de sa nomination, s’il bénéficiera ou non de la confiance de l’Assemblée nationale.
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A contrario, en France, il n’existe pas de grandes réunions où les différents partis politiques échangent, se confrontent, se rapprochent voire se mettent d’accord afin de gouverner de concert. Rien qui ne ressemble au modèle allemand de négociations entre experts pour produire un contrat de coalition détaillé, destiné à recueillir la confiance du Parlement…
La méthode française de nomination du premier ministre et de son gouvernement est effectivement marquée par la pratique monarchique de la Ve République. Depuis les élections législatives de 2024, tout se passe comme si la stabilité du gouvernement dépendait du bon choix de premier ministre, lequel doit ensuite parvenir à créer un compromis avec les forces politiques ayant été consultées individuellement, quelques heures seulement, dans les semaines ou jours précédents.
Les discussions menées à Bercy par le ministre de l’économie Éric Lombard afin de trouver un compromis sur le budget et à l’occasion desquelles il reçoit, une par une, les différentes forces politiques, illustrent bien cette méthode aux résultats incertains. Curieuse manière de créer un compromis que d’essayer de le construire sans rassembler autour d’une même table l’ensemble des forces politiques nécessaires à son adoption.
Bien que difficilement transposable en France, l’exemple allemand nous apprend que le compromis ne se décrète pas mais qu’il se construit. Si les deux méthodes s’opposent, c’est aussi parce que le compromis se négocie, depuis le gouvernement Barnier, une fois que le premier ministre est nommé et non avant, ce qui rend ses chances de succès assez faibles. La législature allemande, au contraire, ne commence véritablement que lorsque la coalition est certaine de disposer d’une majorité et ainsi évite d’être renversée à court terme.
Autant dire que la méthode appliquée par Emmanuel Macron et François Bayrou se situe aux antipodes du modèle allemand. La formation du gouvernement Bayrou et les risques de censure qui pèsent sur le vote du budget à venir font grandement écho au pari politique mené par Michel Barnier, ce qui laisse présager que les mêmes causes pourraient produire les mêmes effets…
Martin Baloge ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.