Mort de l’empereur de la presse japonaise Tsuneo Watanabe, emblème d’une époque révolue

Un journalisme centré sur le papier, une relation assumée de proximité avec l’élite politique et économique : Tsuneo Watanabe incarnait un système médiatique qui correspond de moins en moins aux attentes des citoyens.

Fév 2, 2025 - 10:02
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Mort de l’empereur de la presse japonaise Tsuneo Watanabe, emblème d’une époque révolue
Tsuneo Watanabe (1926-2024) a eu un impact majeur sur les médias au Japon. Japansubculture.com

Président du groupe de médias Yomiuri et longtemps directeur de son fleuron, le Yomiuri Shimbun, premier quotidien mondial par son tirage, Tsuneo Watanabe a incarné, des décennies durant, un journalisme étroitement lié au Parti libéral-démocrate au pouvoir dans le pays. Il disparaît à presque cent ans à un moment où, au Japon comme ailleurs, cette forme de proximité entre médias et pouvoir politique est de plus en plus critiquée.


L’annonce du décès, à 98 ans, du magnat de la presse japonaise Tsuneo Watanabe, le 19 décembre dernier, est passée relativement inaperçue dans les médias francophones. Pourtant, l’influent patron du Yomiuri Shimbun – premier quotidien mondial en tirage papier avec plus de cinq millions d’exemplaires quotidiens pour son édition du matin – a joué un rôle clé dans le monde politique nippon des quarante dernières années.

Examiner le parcours de ce « shogun de l’ombre » permet d’identifier certaines grandes particularités du fonctionnement des médias japonais et de leurs rapports au monde politique.

Du journalisme de terrain au sommet de la presse japonaise

Né en 1926 à Tokyo, Tsuneo Watanabe entre au département de littérature de l’Université impériale de Tokyo en avril 1945, avant d’être enrôlé dans l’armée japonaise peu avant la fin de la guerre. Il sera démobilisé en août de la même année. Cette expérience le marque durablement et alimente sa méfiance envers l’armée et l’institution impériale, qui le conduit à brièvement adhérer au Parti communiste japonais.

Une fois diplômé, il rejoint en 1950 le Yomiuri Shimbun, journal tokyoïte au sein duquel il va gravir tous les échelons : journaliste politique en 1952 avant même que soit créé (en 1955) le Parti libéral-démocrate (PLD), la grande formation de droite conservatrice qui exercera le pouvoir au cours de la quasi-totalité des années suivantes, chef du bureau de Washington dans les années 1960, grand reporter en 1974, chef du service politique puis rédacteur en chef en 1985 et enfin, directeur du quotidien en 1991 puis président du groupe Yomiuri quelques années après.

Ce parcours, bien qu’exceptionnel, reflète une caractéristique des médias japonais : la prédominance des parcours internes parmi les dirigeants. En effet, les patrons des principaux groupes de presse ont tous effectué l’entièreté de leur carrière au sein de la même rédaction. Cela s’explique par deux facteurs : le système de carrières maison, dans lequel l’entreprise sélectionne, forme et promeut ses journalistes ; et la place prépondérante de ces derniers dans les conseils d’administration des entreprises médiatiques. Ces particularités contrastent fortement avec les grands groupes de presse en France ou aux États-Unis.

De ce point de vue, la carrière de Watanabe reste tout à fait représentative de celles des grands patrons des groupes de presse nippons. Mais elle reste exceptionnelle de par sa longévité et sa capacité à atteindre le haut de la pyramide. Il faut noter que la structure pyramidale d’un journal comme le Yomiuri, la dimension très bureaucratique des carrières et la rareté des opportunités de mobilité pour les journalistes limitent grandement l’autonomie de ces derniers. Tsuneo Watanabe était notamment connu pour exercer un pouvoir dictatorial sur les attributions de postes dans sa rédaction.

Le journalisme politique japonais : la proximité avec le pouvoir avant tout

Au fil de son ascension en tant que journaliste politique, Watanabe tisse des liens d’amitié avec de nombreux dirigeants politiques de premier plan. Parmi les figures marquantes, on peut citer Banboku Ono, l’un des instigateurs de la création du PLD, qui joua un rôle de mentor pour le jeune reporter.

Tsuneo Watanabe (à droite), alors journaliste au service politique du Yomiuri Shimbun, s’entretient avec Banboku Ono (au centre, en costume noir) qui joua un rôle prépondérant dans la création du Parti libéral-démocrate. Yomiuri Shimbun file photo

Il a également entretenu dès les années 1960 une relation étroite, tant idéologique que personnelle, avec le futur premier ministre, de 1982 à 1987, Yasuhiro Nakasone. Dans les années 2000, il a soutenu les réformes néolibérales de Koizumi Junichiro (en fonctions de 2001 à 2006), et, au milieu des années 2010, il partageait avec Abe Shinzo (qui exerça deux mandats, en 2006-2007, puis en 2012-2020) la volonté de réviser la Constitution de 1946, en particulier son article 9 en vertu duquel le Japon renonce à la guerre et à l’usage de forces armées.

Notons tout de même qu’il désapprouvait les visites de ce dernier au controversé sanctuaire Yasukuni, qui abrite les âmes de 2,4 millions de Japonais morts lors des différents conflits du Japon moderne, y compris celles de dirigeants nippons reconnus coupables de crimes de guerre après la Seconde Guerre mondiale.

Pour un journaliste politique, maintenir un carnet d’adresses bien fourni en contacts parmi les figures du pouvoir est essentiel pour asseoir sa reconnaissance au sein de la profession. Mais comment expliquer la proximité exceptionnelle de Watanabe avec les hautes sphères du pouvoir politique ? Bien que sa situation soit singulière, sa pratique du journalisme politique illustre en réalité le rapport que les membres des services politiques des journaux (seijibu) entretiennent généralement avec le pouvoir.

Une première caractéristique de la production de l’information politique s’observe dans les pratiques de travail. Dans les quotidiens nationaux où les rédactions comptent en moyenne un millier de journalistes, le suivi de l’actualité politique repose sur l’affectation de reporters chargés de couvrir exclusivement une institution ou une personnalité de premier plan, comme le président du PLD ou le premier ministre. Ces journalistes, appelés ban kisha, sont assignés à ce poste pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. Leur mission consiste à rencontrer quotidiennement la source qui leur est confiée. Cette proximité, parfois teintée de connivence, est une condition indispensable pour mener à bien le travail de journaliste politique.

Une deuxième caractéristique réside dans la division du travail de couverture de l’information politique entre les services. Au Japon, ce ne sont pas les reporters du service politique qui mènent les enquêtes sur les affaires de corruption ou de malversations qui impliquent le pouvoir. Ces investigations sont plutôt confiées aux journalistes des services Société (shakaibu). Le travail des journalistes politiques, quant à lui, se concentre sur la description de la vie politique et des stratégies des partis (seikyoku), ainsi que sur l’analyse des politiques publiques et des débats parlementaires (seisaku). La presse magazine est, elle, beaucoup plus encline à partir à la chasse au scandale.

Mais revenons à Watanabe : son accession à la tête du Yomiuri Shinbun lui a permis de jouer un rôle majeur dans le jeu politique. Bien qu’il n’ait jamais été un acteur politique direct – ne s’étant jamais lui-même présenté à une élection –, il s’est toutefois imposé comme un conseiller influent, capable de soutenir des campagnes, de jouer les conciliateurs, ou au contraire, de s’opposer fermement à certains hommes politiques.

Cette capacité à influer sur le jeu politique a fait de Watanabe un faiseur autant qu’un briseur de carrières, ce qui lui a valu par ailleurs plusieurs sobriquets peu flatteurs…

Déclin de la presse écrite et critique des médias

Les 74 années de carrière de Watanabe au sein de son journal, dont 30 à sa tête, traversent trois grandes périodes de l’histoire de la presse depuis la guerre.

La première, entre 1950 et 1980, est marquée par le développement de l’industrie. La seconde correspond à son apogée dans les années 1990. Enfin, la troisième, amorcée au milieu des années 2000, constitue celle de son déclin. Cette dernière période coïncide également avec l’éloignement progressif de Watanabe, qui quitte officiellement son poste de PDG du quotidien et du groupe Yomiuri tout en gardant le titre de « plume représentative » (shuhitsu) ce qui lui permet de garder la main sur la ligne éditoriale.

Alors que le déclin de l’influence de la presse papier au profit de l’information en ligne s’est accéléré avec l’émergence de nouveaux acteurs comme les réseaux sociaux et les plates-formes numériques, le Yomiuri Shimbun a continué, sous l’influence de Watanabe, de défendre le tout papier. En 2024, le quotidien ne propose toujours pas d’abonnement exclusivement numérique : ses contenus en ligne sont réservés aux abonnés de la version papier.

Alors que la diffusion de la presse s’est effondrée en 20 ans et que le lectorat peine à se renouveler, des doutes subsistent quant à la viabilité de ce modèle.

Un deuxième point concerne les limites du journalisme politique à la japonaise, dont Watanabe est l’incarnation. Les quotidiens sont critiqués de longue date par bon nombre d’observateurs (freelance, correspondants étrangers, universitaires) pour leur couverture consensuelle de la politique ainsi que leur proximité avec le pouvoir.

Si le public a longtemps semblé faire preuve d’indifférence vis-à-vis de cette situation, ce n’est plus le cas. Là aussi, c’est dans le monde numérique que le mécontentement est perceptible. Les critiques d’internautes anonymes contestant l’hégémonie des grands médias sont de plus en plus fréquentes. Plus préoccupant : depuis les années au pouvoir d’Abe Shinzô, elles sont instrumentalisées par une partie du monde politique. Une tendance qui s’observe aujourd’hui avec des hommes politiques extérieurs au PLD, comme Ishimaru Shinji ou le préfet du département de Hyogo Saito Motohiko, qui, en s’appuyant sur une rhétorique anti-média et des campagnes de communication en ligne, parviennent à obtenir d’excellents scores aux élections locales. La disparition de Watanabe est sans doute concomitante d’un tournant de la communication politique au Japon – sans que l’on sache, pour le moment, ce qui remplacera ce modèle.The Conversation

César Castellvi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.