Une histoire d’extrêmes droites : Jean-Marie Le Pen, la Russie et l’Ukraine

Si aujourd’hui les extrêmes droites russe et ukrainienne sont des ennemies mortelles, elles ont longtemps eu, en la personne de Jean-Marie Le Pen, un allié français commun.

Jan 14, 2025 - 10:43
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Une histoire d’extrêmes droites : Jean-Marie Le Pen, la Russie et l’Ukraine

Le fondateur du Front national a longtemps entretenu des liens étroits aussi bien avec le LDPR russe qu’avec les Ukrainiens de Svoboda, toujours au nom de la souveraineté des nations européennes. À partir de 2014, Le Pen père et fille ont clairement choisi le camp de Moscou.


Jean-Marie Le Pen, qui s’est éteint le mardi 7 janvier 2025 à l’âge de 96 ans, a imprimé sa marque non seulement sur la scène politique française, mais aussi au-delà des frontières de l’Hexagone.

Des figures de l’Alt Right américaine telle Jared Taylor, des identitaires anglais comme Tommy Robinson, ou encore des cercles populistes européens admiratifs de sa personne ont salué la mémoire du « Menhir ». Un homme qui fut particulièrement apprécié par divers cercles en Russie, mais aussi en Ukraine…

Une ligne avant tout pro-russe

Défenseur d’une vision souverainiste du monde, Jean-Marie Le Pen a toujours rejeté l’unipolarité occidentale et prôné une réhabilitation des États-nations face à la mondialisation et aux institutions supranationales. De ce positionnement, on retiendra surtout son enthousiasme pour des puissances qu’il percevait comme des contrepoids à l’influence américaine, à commencer par la Russie. Issu d’une mouvance largement anti-communiste qui n’a eu de cesse de défendre l’idée de « civilisation européenne » face à l’Union soviétique, le patron du FN entreprend dès 1991 de se rapprocher de la Russie tout juste indépendante.

Outre le leader du Parti libéral-démocrate (LDPR, classé à l’extrême droite) Vladimir Jirinovski, qu’il rencontre officiellement cette même année par l’entremise de l’écrivain et activiste Eduard Limonov ainsi que de l’éditorialiste « rouge-brun » Patrick Gofman, Jean-Marie Le Pen caresse l’idée de voir émerger une « Europe boréale », un espace unissant l’Ouest et l’Est du continent affranchi de la tutelle américaine qui n’est pas sans rappeler les projets pan-européens de la droite nationaliste-révolutionnaire occidentale et du néo-eurasisme russe.

Entre 2005 et 2015, il effectue à Moscou plusieurs visites au cours desquelles il rencontre le théoricien Alexandre Douguine ou encore le monarchiste Sergueï Babourine (vice-président de la Douma à deux reprises, de 1996 à 2000 puis de 2004 à 2007). Cette fidélité à la Russie est encore renforcée à partir de l’arrivée au Kremlin en 2000 de Vladimir Poutine, qu’il érige en figure providentielle en rupture avec Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine, considérés comme des marionnettes du nouvel ordre mondial américain.

De même que sa fille Marine, qui lui a succédé à la tête du Front national en 2011, Jean-Marie Le Pen salue les actions russes en Ukraine en 2014. Aucunement choqué par l’annexion de la Crimée, il explique que cette péninsule a, selon lui, toujours constitué, de droit comme de fait, « une province russe ». L’Euromaidan, qu’il qualifie sans ambages de « coup d’État fomenté par les États-Unis et l’Union européenne », devient à ses yeux l’exemple parfait de l’ingérence occidentale dans des territoires qui relèvent naturellement de l’influence russe.

Son soutien à Moscou ne s’arrête pas là. Tout en saluant le « sans-faute » et la « position inattaquable » de Vladimir Poutine, il dénonce avec véhémence les sanctions économiques imposées à la Russie, qu’il perçoit comme une agression inutile et une erreur stratégique. Selon lui, ces mesures ne font que nuire à l’équilibre des civilisations qu’il juge fondamental. Dans ce contexte, l’Ukraine n’est pas, pour Jean-Marie Le Pen, une nation souveraine en quête de liberté, mais une « terre-frontière » où se joue un affrontement entre deux visions du monde : l’une, libérale et atlantiste ; l’autre, enracinée et multipolaire.

Ces propos seront maintenus même après l’invasion à grande échelle de février 2022. Il ira alors jusqu’à considérer comme normale qu’une « grande puissance » puisse conquérir brutalement de vastes portions du territoire ukrainien et appeler à ce que la France n’intervienne pas dans ce qui lui semble être une « querelle de famille ».

Le Pen et l’Ukraine : une coopération initiale nourrie par des intérêts communs ?

Le tropisme russe de Jean-Marie Le Pen occulte pourtant une tout autre réalité qui pourrait sembler plus que paradoxale : celle d’une coopération réelle et affichée entre son parti et l’extrême droite nationaliste ukrainienne.

L’émergence du nationalisme dans l’Ukraine post-soviétique marque l’apparition de nouvelles forces politiques. Dans cette effervescence, le Parti social-national ukrainien (SNPU) voit le jour le 13 novembre 1991, réunissant autour d’une ligne radicale résolument ethniciste et xénophobe plusieurs groupuscules de hooligans et militants de Galicie (ouest du pays).

Au demeurant faible par rapport à d’autres formations nationalistes dont la ligne politique tend davantage vers une ligne civique et démocratique à l’instar du Congrès des nationalistes ukrainiens, héritier de nationalisme de l’Entre-deux-guerres l’Organisation militaire ukrainienne (UVO) et surtout les radicaux de l’Organisation des Nationalistes ukrainiens (OUN), le SNPU ambitionne de devenir le fer de lance de l’opposition nationaliste dans un contexte d’ouverture vers la Russie, durant la présidence de Leonid Koutchma (1994-2005). S’il essuie un échec cuisant aux législatives de 1998 (0,16 % des suffrages) alors qu’il se présente au sein de la coalition Menshe Sliv (« Moins de mots »), le SNPU cherche toutefois à bâtir, malgré sa marginalité, de puissants liens à l’international.

C’est dans cette perspective qu’en 2000, sous l’impulsion de son chef Oleh Tyahnybok, le SNPU se rapproche de Jean-Marie Le Pen ou, plus précisément, de son association Euronat, fondée en 1995 en vue de rassembler au nom de la « renaissance européenne » plusieurs organisations ultra-nationalistes et populistes autour du parti français.

Affaiblie au lendemain des européennes de 1999, Euronat n’en reste pas moins attractive pour les formations nationalistes est-européennes en quête d’envergure. Dans ce contexte, Jean-Marie Le Pen est invité à prendre la parole le 21 mai 2000 lors de la sixième convention du SNPU, organisée à Lviv.

Jean-Marie Le Pen prononce un discours lors du 6ᵉ congrès du Parti social-national d’Ukraine (SNPU) à Lviv, le 21 mai 2000. Mykhailo Markiv/UNIAN

Se présentant comme un « fils du peuple », il met en garde contre l’unilatéralisme américain et dénonce une convergence entre les libéraux capitalistes et les élites dites « néo-communistes » qu’il accuse de favoriser l’influence des États-Unis dans la région. Cette visite, jugée fructueuse, marque le début d’un renforcement de la collaboration entre le SNPU – rebaptisé en 2004 Union pan-ukrainienne « Svoboda » (Liberté) – et le Front national. Inspiré par une ligne nationale-populiste similaire à la « préférence nationale » promue par le FN, Svoboda exprime son soutien au parti de Le Pen lors des émeutes des banlieues françaises à l’automne 2005.

Le 11 novembre de cette année-là, Svoboda publie une déclaration saluant la capacité du Front national à anticiper les risques liés, selon le parti ukrainien, à une immigration massive. Tyahnybok déclare :

« Les patriotes français, unis autour du Front national de Jean-Marie Le Pen, ont depuis longtemps averti des dangers d’une installation massive de représentants d’une religion, d’une race et d’une civilisation totalement différentes. »

Quelques semaines plus tard, le 28 décembre 2005, une délégation du FN menée par Thibault de Chassey, numéro deux de la section parisienne du parti, se rend à Lviv pour participer à une conférence conjointe avec Svoboda sur la situation en France. Cependant, malgré ces premiers échanges prometteurs, les revers électoraux subis par Svoboda lors des législatives ukrainiennes de 2006 puis de celles, anticipées, de 2007 freinent le développement de cette alliance, qui entre alors dans une phase de stagnation.

L’année 2009 marque un tournant décisif pour Svoboda, à la fois sur le plan national et international. En mars, lors des élections anticipées du conseil régional de Ternopil (ouest du pays), le parti réalise une percée spectaculaire, obtenant la majorité des sièges. Ce succès lui confère une légitimité nouvelle, et il attire de nouveau l’attention de ses partenaires européens, à commencer par le FN. Dans le cadre de sa propre campagne présidentielle, en vue de l’élection de début 2010, Oleh Tyahnybok se rend à Nanterre à l’automne 2009 pour rencontrer Jean-Marie Le Pen. Le 23 novembre, les deux leaders officialisent leur coopération en signant un protocole d’entente.

Cet accord affirme notamment l’importance de « préserver l’identité nationale, les traditions et la culture » des peuples ukrainien et français, dans un contexte où la bureaucratisation européenne est accusée de « conduire à la perte de contrôle des nations européennes sur leurs propres économie, culture, monnaie, frontières et systèmes administratifs ». Parmi les points concrets du protocole, les deux formations s’engagent à renforcer leurs liens à travers des initiatives variées : il est prévu de tenir des conférences bilatérales au moins tous les deux ans, de collaborer à la rédaction d’analyses politiques, et de favoriser les échanges culturels et organisationnels, notamment via des séjours pour les associations de jeunes de chaque parti. La première rencontre de ce type est fixée à 2010, avec la visite d’une délégation de jeunes militants du FN en Ukraine.

Dans le prolongement de cet accord, Svoboda devient, la même année, observateur au sein de l’Alliance européenne des mouvements nationaux, une organisation regroupant des partis nationalistes influents, où le Front national joue un rôle moteur. Ce positionnement stratégique ouvre de nouvelles perspectives à Svoboda, lui permettant d’accéder à un réseau plus vaste de soutien en Europe.

Des divergences à la rupture définitive

Marine Le Pen succède à son père à la tête du FN en 2011 et amorce un processus de « dédiabolisation » en vue de légitimer son parti.

En dépit de cette réorientation des discours, les liens entre Svoboda et le Front se maintiennent. Au mois d’avril, Oleh Tyahnybok effectue une visite officielle à Paris, durant laquelle il rencontre Marine Le Pen. Fortement médiatisé, cet entretien permet de réaffirmer la volonté conjointe des deux personnalités de maintenir la coopération entamée en 2009.

Marine Le Pen et Oleh Tyahnybok, le patron de Svoboda. Cliquer pour zoomer. kampot.org.ua

Cette lune de miel s’interrompt toutefois assez rapidement. En 2013, les relations entre Svoboda et certains membres de l’Alliance, notamment les nationalistes hongrois du Jobbik et polonais du PiS, commencèrent à se détériorer. Ces divergences sont notamment dues aux différends historiques et frontaliers qui opposent l’Ukraine à ces deux pays : le Jobbik exige que la Ruthénie subcarpatique, région ukrainienne où réside une forte minorité magyare, soit restituée à la Hongrie, tandis que le PiS s’engage dans un bras de fer mémoriel avec l’Ukraine sur les massacres de Volhynie survenus en 1943-1944. Des rumeurs circulent alors sur une possible exclusion de Svoboda de l’Alliance. Bruno Gollnisch, qui la préside de sa création en 2009 jusqu’en décembre 2013, réfute ces allégations, tout en admettant que des divergences existent sur les questions mémorielles au sein de l’Alliance.

C’est en 2014 que la véritable rupture intervient. Alors que Svoboda soutient activement les manifestations favorables au rapprochement entre l’Ukraine et l’UE, et condamne fermement l’intervention russe en Crimée puis dans le Donbass, le Front national et ses alliés de l’Alliance adoptent une position de soutien à la Russie, jugeant que l’intervention militaire de Moscou est justifiée par la nécessité de protéger les populations russophones d’Ukraine.

Dans un communiqué du 5 mars 2014, Svoboda annonce officiellement son retrait de l’Alliance, qualifiant les positions de ses anciens alliés d’incompatibles avec ses valeurs et de reprise pure et simple de la propagande russe. En réponse, le FN publie un communiqué soutenant l’action de Vladimir Poutine en Crimée, comparant cette intervention à l’engagement militaire français au Mali. Cette divergence sur la question ukrainienne marque la fin de leur collaboration politique.

Post de Jean-Marie Le Pen sur son compte Twitter le 26 juin 2017.

Si Svoboda considère depuis 2014 que ses anciens partenaires du FN ont trahi la cause nationaliste en s’alignant sur les intérêts russes (une accusation qui porte d’autant plus que c’est à ce moment-là qu’est révélée l’affaire des deux prêts accordés par des banques russes au parti des Le Pen), nombreux sont les militants à avoir apprécié Jean-Marie Le Pen, malgré l’absence de déclarations officielles concernant sa mort, et même si son compagnonnage avec le parti ukrainien relevait surtout d’un pragmatisme stratégique visant à accroître l’influence du FN dans le paysage politique européen.The Conversation

Adrien Nonjon a reçu des financements du CNRS-COSPRAD

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