Un 27 janvier pas comme les autres : l’Allemagne, la mémoire d’Auschwitz et la guerre à Gaza

Le 80ᵉ anniversaire de la libération d’Auschwitz invite à se plonger dans huit décennies de politiques mémorielles en Allemagne et dans le rapport très particulier du pays à Israël.

Jan 26, 2025 - 20:01
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Un 27 janvier pas comme les autres : l’Allemagne, la mémoire d’Auschwitz et la guerre à Gaza

Le 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz invite à se plonger dans huit décennies de politiques mémorielles relatives à la Shoah en Allemagne (de l’Ouest, mais aussi de l’Est) et dans le rapport très particulier du pays à Israël.


Ce 27 janvier 2025, le monde commémore le quatre-vingtième anniversaire de la libération d’Auschwitz-Birkenau et, incidemment, le vingtième anniversaire de la décision de l’Assemblée générale de l’ONU de faire officiellement de cette date la Journée internationale à la mémoire des victimes de l’Holocauste. Depuis 2005, le climat international a bien changé. Les cérémonies de 2025 se dérouleront dans un contexte plombé par la guerre en Ukraine, les attaques du Hamas en Israël du 7 octobre 2023 et l’écrasement consécutif de Gaza par Israël.

C’est dans cette atmosphère délétère que l’Allemagne s’apprête à envoyer aux cérémonies organisées à Auschwitz, sur le site de l’ancien camp d’extermination nazi, une délégation au plus haut niveau, autour du président fédéral Steinmeier (SPD), du chancelier Scholz (SPD), du vice-chancelier Habeck (Grünen) et de députés du Bundestag accompagnés des derniers survivants, témoins centenaires de la barbarie nazie.

L’écho de Gaza

Le cadre contraignant d’une commémoration calendaire conduit habituellement au rappel solennel, mais attendu, de messages fondamentaux, à commencer par « Plus jamais ça ». Mais, cette fois, les dirigeants de l’Allemagne feront ces grandes proclamations alors que les armes viennent à peine, partiellement et peut-être provisoirement, de se taire à Gaza.

Alors que la rapporteure spéciale de l’ONU pour les territoires occupés, mais aussi des ONG internationales respectées comme Human Rights Watch et Amnesty International n’hésitent pas à employer le terme de « génocide » pour désigner l’action israélienne à Gaza, la coalition gouvernementale allemande a fait le choix de soutenir quoi qu’il en coûte Israël dans son « droit à se défendre », au prix d’un « consentement à l’écrasement de Gaza », le tout au nom d’une prétendue « raison d’État allemande » qui inclurait la « sécurité d’Israël », formulée la première fois par la chancelière Merkel devant la Knesset en mai 2008.

Le malaise est sensible, face à la contradiction abyssale entre la promesse d’une éducation civique performative, censée « rendre impossible qu’Auschwitz se répète », comme l’écrivait Theodor Adorno dans « L’éducation après Auschwitz » en 1969, et le désastre dont nous sommes les témoins. La « culture mémorielle telle que nous l’avons apprise » est-elle « encore à la hauteur ? », s’interrogeait l’historien Karl Schlögel dans une sorte de bilan général, au moment de la guerre en Ukraine, dans L’avenir se joue à Kyiv, Prix du livre européen 2024.

La RFA, la RDA et la Shoah : au commencement, une volonté de se disculper des crimes du nazisme

Ces impasses douloureuses invitent à rappeler brièvement quelques jalons depuis 1945. Le « travail sur le passé » demeure un processus par définition inachevé, a fortiori face à l’incommensurabilité des crimes nazis. Le terme intraduisible de Vergangenheitsbewältigung, qui suggérait la possibilité de « surmonter le passé », est désormais délaissé.

Toute politique mémorielle reste a priori sujette à des appréciations contradictoires, et cela vaut aussi bien pour le bilan global : est-ce en fin de compte un cocktail peu ragoûtant de mutisme et de refoulement qui a dominé en Allemagne depuis 1945 ? Faut-il évoquer une « deuxième faute », consistant à taire ou minimiser le crime initial, comme suggérait l’écrivain et journaliste Ralph Giordano pour la RFA en 1987 ? Ou faut-il voir dans la confrontation même imparfaite avec le passé un succès et un passage obligé de la démocratisation (ouest-) allemande ?

Enfin, malgré l’opposition idéologique des deux systèmes, quel bilan pour l’antifascisme officiel de la RDA ? Car, dans l’Allemagne divisée d’après-guerre, ce sont bien, jusqu’en 1989-1990, deux régimes qui furent les héritiers antagonistes du passé national-socialiste commun – l’Autriche jouant pour sa part la carte de « première victime du nazisme », arguant de l’illégalité de « l’Anschluss » de 1938 pour mieux évacuer le soutien bien réel au Troisième Reich.

En Allemagne de l’Ouest, après Nuremberg et la dénazification menée par les Alliés, la fondation de la RFA et la guerre froide conduisirent à un ralentissement sensible des poursuites contre les criminels de guerre. Les Mitläufer (ceux qui avaient simplement « suivi » le régime), des milliers de fonctionnaires compromis et de nombreux nazis condamnés à de longues peines furent amnistiés et réinsérés dans une société en pleine reconstruction.

À l’exception des plus hauts dignitaires du Troisième Reich, l’auto-disculpation individuelle et collective fit l’objet d’un consensus fort. Cas particulièrement sulfureux, immédiatement instrumentalisé en RDA, Hans Globke, le conseiller du chancelier ouest-allemand Adenauer, avait participé à l’élaboration des lois raciales de Nuremberg de 1935. De fait, en RFA, dans les années 1950, le traumatisme primordial reste les images de l’Allemagne en ruine et du front de l’Est. Vue à travers les lunettes de l’anticommunisme, la défaite de Stalingrad, de pointe extrême de la guerre génocide nazie, devenait le lieu de sacrifice de défenseurs de l’Occident. Le maréchal Rommel incarnait le mythe d’une « Wehrmacht propre », les crimes commis dans la guerre d’anéantissement étant vus comme l’apanage de la SS.

Hormis l’œuvre pionnière de quelques marginaux (rescapés, intellectuels, juristes), l’univers concentrationnaire et la destruction des Juifs d’Europe brillaient par leur absence dans les débats. Les questions lancinantes sur les responsabilités collectives dans l’avènement du nazisme étaient tenues à distance, soit par l’invocation de forces irrationnelles, comme le « démon des masses » ou l’emprise du Führer, soit grâce au concept alors très en vogue de totalitarisme, qui permettait de mettre au même niveau le Troisième Reich et la RDA.

Malgré l’antagonisme idéologique, un semblable mécanisme de disculpation sociale s’observe à l’Est. La Constitution de la RDA de 1974 énonçait que le pays avait « éradiqué le national-socialisme ». Mythe fondateur et pierre angulaire de la légitimation du régime, la victoire de l’URSS était synonyme de victoire des antifascistes est-allemands. La RDA se couvrit de monuments et de stèles rappelant les crimes de « l’hitlérisme » et sa défaite ultime, mais la figure centrale des victimes juives restait singulièrement absente ou secondaire, à l’instar de l’impressionnant monument aux « détenus libérés » de Fritz Cremer à Buchenwald (1958).

Inspiré par « Les Bourgeois de Calais » (Auguste Rodin, 1884-1885), Fritz Cremer a voulu rassembler dans cette œuvre les représentants identifiables de plusieurs groupes d’individus, qui face à l’épreuve du camp, ont réagi différemment. Lire à ce propos : https://www.lamemoireenmarche.com/pages/F_Cremer_Le_groupe_de_Buchenwald-4775832.html. Bybbisch94-Christian Gebhardt/Wikipedia, CC BY-NC-SA

Les campagnes antisémites cycliques menées sous couvert d’antisionisme en Europe de l’Est, comme en Pologne en 1968, contribuaient au contraire à maintenir la peur de toute revendication communautaire et à maintenir la spécificité des victimes juives sous le boisseau.

La division du monde de la guerre froide ne resta pas sans conséquence sur les débats mémoriels. La réinsertion de l’Allemagne de l’Ouest dans le camp occidental passait par un mélange des genres entre impératifs moraux, petits et grands calculs et diplomatie, caractéristique de la politique étrangère (ouest)-allemande, qui transparaît dès les lois de « réparation » du début des années 1950, notamment en faveur du jeune État d’Israël. Les victimes juives des « pays de l’Est » attendront les années 1990.

Une volonté croissante de regarder le passé nazi en face

L’atmosphère change à la fin des années 1950. Des actes de profanation nazis, à Cologne, scandalisent désormais l’opinion, tandis que le discours radiodiffusé de Theodor Adorno en 1959 « Que signifie : repenser le passé ? » ouvre la voie à une interrogation de fond sur les déficits en matière scolaire et pédagogique.

Laissés en déshérence après 1945, les anciens camps de concentration, comme Dachau, sont aménagés en lieux de mémoire. Dans Le Tambour, le chef-d’œuvre picaresque grinçant de Günter Grass (1959), les tribulations de l’inquiétant nain Oskar Matzerath, destructeur frénétique de tambours en fer-blanc, incarnent tout autant le petit peuple trompé par le nazisme que la violence cachée et le déni de culpabilité. Le procès Eichmann à Jérusalem, en 1961, le second procès d’Auschwitz à Francfort, en 1965, les débats philosophiques sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité accélèrent une prise de conscience que le conflit des générations des années 1968 met brutalement au premier plan. Figure d’ancien et de juste, Willy Brandt, né en 1913, exilé en 1933, incarne ce changement. La photo du chancelier allemand à genoux devant le mémorial du ghetto juif de Varsovie, le 7 décembre 1970, fait le tour du monde, icône absolue de la repentance.

De 1979 à 2005, de l’impact phénoménal de la série télé américaine Holocauste à l’inauguration du Mémorial aux juifs assassinés d’Europe (Mémorial de l’Holocauste), en plein centre de Berlin, s’opère le passage « de l’omission à l’obsession de l’histoire » (selon la formule des historiennes Aleida Assmann et Ute Frevert).

Polémiques et controverses

La culture mémorielle – aujourd’hui omniprésent, ce concept, Erinnerungskultur en allemand, date justement du tournant des années 1980-1990 – se caractérise par d’incessants débats : controverse autour du livre de Daniel Goldhagen Les Bourreaux volontaires d’Hitler en 1996, scandale suscité par une exposition consacrée aux crimes de la Wehrmacht présentée dans plusieurs villes allemandes au milieu des années 1990, passe d’armes en 1998 entre l’écrivain Martin Walser, qui dénonce « l’instrumentalisation d’Auschwitz » pour servir des objectifs politiques du moment, et le président du Conseil central des juifs en Allemagne Ignatz Bubis, qui lui reproche en retour d’ouvrir la voie à la banalisation de la Shoah…

De toutes ces polémiques, la fameuse « querelle des historiens », déclenchée en 1986 par la critique exprimée par le philosophe Jürgen Habermas à l’encontre de l’historien Ernst Nolte qui, selon lui, relativise la place du régime nazi et de la Shoah dans l’histoire allemande, constitue à ce jour un moment de cristallisation fondamental. C’est alors que s’établit et s’impose la connexion entre la thèse de la centralité de la Shoah et la reconnaissance du rôle pédagogique de la « mémoire négative » (un concept développé notamment par Reinhart Koselleck), encore au centre des normes, valeurs et pratiques qui constituent la culture politique allemande d’aujourd’hui.

Des réajustements ne sont-ils pas nécessaires, quarante ans plus tard ? Des historiens internationalement reconnus, comme Dirk Moses ou Michael Rothberg, venus tant des Holocaust Studies que des Postcolonial Studies, s’interrogent aujourd’hui sur les impasses de ce « catéchisme allemand » qu’illustrent l’actuel soutien inconditionnel du gouvernement à Israël et l’apparition d’inquiétantes tendances maccarthystes sous couvert d’« anti-antisémitisme », que j’ai analysées ailleurs. Car, comme le dit l’historienne Barbara Stollberg-Rilinger, « lorsqu’on se pose la question, en tant qu’Allemand, de ce qui devrait découler de la culpabilité allemande, la conclusion devrait-elle être de soutenir la politique israélienne en toute circonstance et sans condition ? Ne devrait-elle pas être de défendre les droits humains en toute circonstance et sans condition ? »The Conversation

Thomas Serrier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.