Esprit du cinéma : que sont les films de spectre ?

Le festival du film fantastique de Gérardmer met régulièrement à l’honneur une catégorie horrifique particulière : le cinéma de spectre. Focus.

Jan 27, 2025 - 20:33
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Esprit du cinéma : que sont les films de spectre ?
« Dark Water » d'Hideo Nakata, film de spectre par excellence. The Jokers / Les Bookmakers, CC BY-SA

Du 29 janvier au 2 février 2025 a lieu la 32e édition du festival international du film fantastique de Gérardmer qui, cette année, met à l’honneur le réalisateur Ti West, mais aussi les productions horrifiques vietnamiennes. De nombreux films de la sélection relèvent d’une catégorie horrifique particulière, le cinéma de spectre. Focus.


Le festival a célébré quelques chefs-d’œuvre du cinéma de spectre en les honorant de nombreux prix. Dark Water (Hideo Nakata, 2002), La Maison des ombres (Nick Murphy, 2011), ou encore It Follows (David Robert Mitchell, 2014) et Mister Babadook (Jennifer Kent, 2014) – parmi d’autres – ont marqué Gerardmer et le cinéma d’épouvante. Or, ces quatre films possèdent la spécificité de se démarquer du traditionnel film de fantôme. Notons tout d’abord que la définition d’un genre culturel est essentiellement une question de terme. Dans l’un des ouvrages qu’il a consacrés au sujet, l’historien de la littérature Joël Malrieu avait démontré que la notion de « fantastique » était à la base une construction publicitaire datant des années 1820 pour faire vendre, en France, les écrits d’E.T.A Hoffmann en opposition à la littérature « gothique » anglaise – alors que rien ne séparait fondamentalement ses fictions de ceux d’une Mary Shelley dont Frankenstein venait de paraître. Pourtant, nous employons toujours le terme aujourd’hui pour parler d’une littérature et d’un cinéma « fantastiques » qui seraient différents de l’horreur.

Plus qu’une notion, un type de peur

Ce qui importe, ce ne sont donc pas vraiment les catégories cinématographiques, mais les peurs que les films mettent en scène. Le philosophe Éric Dufour, dans un ouvrage consacré au cinéma d’horreur, a notamment relevé que le fantastique est affaire de monstruosité en hors-champs – le monstre n’est jamais révélé aux spectateurs, qui se demandent alors si les événements paranormaux sont véritables ou s’ils sont le fruit de la folie du personnage –, lorsque le cinéma d’horreur, lui, rend visible ce qui est d’habitude dissimulé – globalement, tout ce qui est abject : les entrailles, le sang, mais aussi l’immoralité.

De cette division nous comprenons alors que le fantôme, en tant que monstre invisible, est voué à être lié au fantastique tandis que le tueur masqué, ouvrant le corps de ses victimes, serait le monstre idoine du cinéma d’horreur. Pourtant, la réalité des productions cinématographiques déjoue rapidement ces affiliations. En 1973, sortait sur les écrans L’Exorciste de William Friedkin qui mit à mal les catégories cinématographiques : le monstre y était une puissance invisible (le démon Pazuzu) qui s’incarnait dans le corps d’une jeune fille pour la rendre spectaculairement abjecte. Pazuzu est un trope du fantastique – voire du gothique car le roman Le Moine de Matthew Gregory Lewis, publié en 1796, était déjà une affaire de démon jouant avec des corps supposément purs –, alors que le corps de Reagan, la jeune victime, avec sa tête tournant sur elle-même relève totalement de l’horreur.

Pour se dépêtrer de ces catégorisations et mieux comprendre ce qui fait que l’humain est attiré par les récits terrifiants, il nous faut finalement comprendre qu’un film comme L’Exorciste est une œuvre mettant en scène un monstre particulier, le spectre, qui est le miroir parfait de notre époque.

L’angoisse de l’incarnation

Bien que nous confondons souvent les deux termes, fantôme et spectre diffèrent fondamentalement. Alors que le premier renvoi à l’idée d’une âme errante qui aurait besoin d’aide pour rejoindre l’au-delà, le spectre, lui, fut définit dès le XVIIe siècle comme une puissance néfaste sans corps qui va chercher à tout prix à s’incarner, afin de répandre sa haine sur Terre. Le fantôme en appelle à notre sollicitude lorsque le spectre soulève notre peur millénaire pour la puissance ubique et manipulatrice du mal. Car, le spectre, en tant que puissance sans corps, va chercher à tout prix à s’incarner.

Cette volonté d’incarnation se trouve, depuis les années 1970, au cœur des fictions horrifiques qui illustrent parfaitement les craintes que nous évoquent nos sociétés mondialisées, et cela s’est accéléré avec l’avènement des nouvelles technologies et d’internet. Les films Ring (Hidéo Nakata, 1998) et Le projet Blair Witch (Myrick & Sanchez, 1999) portaient à l’écran nos peurs d’une hantise généralisée des images, de leurs dispositifs de captation (caméra, appareil photo) et de diffusion (télévision, puis tout support doté d’un écran).

Bande-annonce de « Mister Badabook » de Jennifer Kent.

Puis c’est surtout le cinéma de James Wan, et notamment ses sagas Insidious (débutée en 2010) et Conjuring (entamée en 2013) qui ont mis en scène de façon populaire et spectaculaire nos peurs spectrales. Dans ces sagas, l’incarnation spectrale suit toujours une même gradation qui arrive parfaitement à absorber toutes nos peurs contemporaines : nous y trouvons d’abord une hantise des dispositifs. L’électricité dysfonctionne, la radio diffuse des messages étranges, les écrans grésillent, ou alors les photographies voient leur surface immuable être modifiée. Le démon invisible, spectre néfaste, advient donc dans notre monde par nos moyens de communication, qui sont aussi des médiums d’archives.

De fait, nos capacités d’échange et de mémoire sont les premières victimes de la hantise. Puis, c’est la maison, le climat, la voiture, c’est-à-dire tout ce qui nous permet d’habiter le monde, qui subit les assauts du spectre. Une tempête empêche les personnages de quitter leur maison en même temps que celle-ci semble accueillir une présence invisible terrifiante. Le lieu de repli habituel devient espace d’agression, nous n’avons plus de refuge ni d’espace à soi. Enfin, le dernier stade de la hantise est toujours celui de la possession des corps. Le spectre qui nous a progressivement coupés du monde entre en nous pour meurtrir nos chairs et nous faire commettre tout un ensemble d’actes abjects et immoraux sans que nous ne puissions les empêcher.

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Ce schéma classique du cinéma de spectre, ou de ce que les Anglo-Saxons nomment depuis H. P. Lovecraft « supernatural horror », se retrouve dans la majorité des films d’épouvante contemporains, qu’importent les pays et les traditions. Une société produit toujours les récits horrifiques qui lui permettent, de façon cathartique, de poser des mots, des images ou des sons sur ce qui l’angoisse le plus.

Or, dans un monde au capitalisme généralisé qui s’est emparé de nos capacités de désirer, d’échanger, d’habiter, de vivre en harmonie avec nos corps, voire de rêver, rien n’est plus parlant que les démons et les spectres pour illustrer nos terreurs. La théoricienne du cinéma Maxime Scheinfeigel affirmait dans son ouvrage Cinéma et magie en 2008 que chaque lieu équipé d’une télévision est potentiellement aliéné, car hanté par le domaine des doubles et des simulacres. Or, dans un monde où les écrans sont partout, nous sommes tous en permanence vulnérables face aux spectres et à leur hantise. Le film Poltergeist (Tobe Hooper) montrait déjà, en 1982, une maison imploser sous l’effet d’un spectre advenant via l’écran de télévision. L’an dernier, au festival de Gérardmer, c’est le film argentin When Evil Lurks (Demián Ruga, 2023) qui remportait le prix du public. Ce long-métrage nous montre une société entière qui peu à peu s’effondre car un démon s’incarne dans tous les corps – celui d’un homme, d’une enfant, d’un chien… –, comme si la hantise flottait maintenant dans l’air, ou dans les ondes.The Conversation

Jean-Baptiste Carobolante ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.