“Conclave” : la perfection morale est-elle de ce monde ?
“Conclave” : la perfection morale est-elle de ce monde ? hschlegel dim 26/01/2025 - 09:00 En savoir plus sur “Conclave” : la perfection morale est-elle de ce monde ? Le film Conclave d’Edward Berger, sorti fin décembre, fait partie des favoris aux Oscars. Porté par un Ralph Fiennes magistral, il imagine les tractations entre cardinaux en vue de l’élection d’un nouveau pape, à une époque où personne ne semble moralement plus à la hauteur du costume.[CTA2] Il a fallu que ça tombe sur lui. Le cardinal Thomas Lawrence (Ralph Fiennes) est désigné par ses pairs, à la mort du pape, comme assesseur du prochain conclave qui décidera de son successeur place Saint-Pierre. Rôle ingrat, où il n’y a que des coups à prendre, mais que cet homme méticuleux, rusé, inquiet, accepte d’assumer avec dévouement. Le clerc doit notamment, en coulisses, s’assurer que le prochain pape ne sera pas susceptible d’être au cœur de scandales médiatiques qui viendraient ternir la réputation d’une maison déjà critiquée de toutes parts. Or à une époque obnubilée par la transparence et vertu, les candidats n’ayant rien à se reprocher se font plutôt rares…Vertu ostentatoire, vertu cachéeLa perfection morale est-elle de ce monde ? Faut-il attendre d’un pape qu’il soit plus vertueux que ses ouailles, ou accepter qu’il soit, comme les autres êtres humains, un « pauvre pécheur », faillible et imparfait ? Telle est la question au cœur du film d’Edward Berger, Conclave, qui a dépassé le million d’entrées en France et pourrait récolter une moisson de statuettes aux Bafta – les César britanniques – avant les Oscars, fin février. L’un des paradoxes du film est niché dans son titre. Conclave fait référence à cette assemblée de prélats qui se coupe du monde le temps de l’élection. Pendant plusieurs jours, les cardinaux vivent sous cloche, en quasi-ermites, « sous clés » (clavis, en latin), pour garder le secret mais aussi permettre le recueillement et rendre ce moment d’autant plus solennel aux yeux des fidèles.Pourtant, dans le film, les débats de société filtrent à travers l’intérieur de ces murs épais. Quel courant idéologique doit l’emporter ? Une guerre sourd entre les conservateurs, intraitables sur l’avortement, le divorce ou la transidentité ; les progressistes, prêts à marier les homosexuels et ordonner des femmes prêtres ; et au milieu, les modérés, utiles mais peu charismatiques, qui peinent à se frayer une place au milieu de la surenchère. Ce conclave est autant une chambre noire qu’une chambre d’écho, traversée par les sujets brûlants qui agitent les sociétés aujourd’hui, sur les migrations, le féminisme, la transidentité, la répartition des richesses... Cette porosité n’atteint pas que les idées : Thomas Lawrence doit s’assurer que les cardinaux correspondent aux critères de moralité catholiques comme profanes : pas de pédocriminalité, pas de détournement de fonds ni de double vie sentimentale ou de malversations en tous genres…C’est en somme une enquête de pureté que Thomas Lawrence mène à l’insu des candidats – tous évidemment assurent avoir les qualités morales adéquates, en dépit de leurs imperfections parfois flagrantes. Dans Trois Utopies contemporaines (Fayard, 2017), le philosophe Francis Wolff met en garde contre cette obsession de la pureté, propre aux passions révolutionnaires ou aux régimes totalitaires, et qui prend de l’ampleur depuis quelques années, à la fois à l’extrême droite (pureté du corps social, rejet du pluralisme) et chez la gauche radicale (pratique de la « vertu ostentatoire » et de la cancel culture). Selon lui, la quête de pureté est un cercle sans fin qui peut même basculer dans la violence. « Le Pur doit commencer par exclure. Mais il n’en finit pas d’exclure parce que le déjà purifié n’est jamais assez pur. Au point que l’idée se mue en délire infini d’évincer, puis de chasser. »Une tension au cœur de la religionUne difficulté posée par ce défi réside dans le fait que louer le caractère hors du commun de certaines personnes, cela fait précisément partie de la tradition catholique. En un sens, les profanes (les médias, les intellectuels, les militants, etc.) ne font que reprendre une logique que la religion a elle-même inventée. Certains personnages historiques sont en effet canonisés car ils incarnent un certain idéal moral, ils ont brillé ou se sont sacrifiés au nom des préceptes enseignés par Jésus. Certes, les saints accèdent à un statut particulier, précisément plus qu’humain, mais avant de mourir et d’être sanctifiés, ils avaient eu une vie ici-bas que le commun des mortels serait bien inspiré de copier, d’après l’Église. Dans son livre Pureté, Impureté. Une mise à l’épreuve (Bayard, 2019), Catherine Chalier montre que cette dichotomie est présente dès la Genèse, avec la scène du déluge :“Le Créateur constate que l’être humain, pourtant béni et porteur de l’image divine, s’est perverti à un point tel qu’il interdit toute régénération morale. Il décide d’en finir avec lui car ‘le produ
Le film Conclave d’Edward Berger, sorti fin décembre, fait partie des favoris aux Oscars. Porté par un Ralph Fiennes magistral, il imagine les tractations entre cardinaux en vue de l’élection d’un nouveau pape, à une époque où personne ne semble moralement plus à la hauteur du costume.
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Il a fallu que ça tombe sur lui. Le cardinal Thomas Lawrence (Ralph Fiennes) est désigné par ses pairs, à la mort du pape, comme assesseur du prochain conclave qui décidera de son successeur place Saint-Pierre. Rôle ingrat, où il n’y a que des coups à prendre, mais que cet homme méticuleux, rusé, inquiet, accepte d’assumer avec dévouement. Le clerc doit notamment, en coulisses, s’assurer que le prochain pape ne sera pas susceptible d’être au cœur de scandales médiatiques qui viendraient ternir la réputation d’une maison déjà critiquée de toutes parts. Or à une époque obnubilée par la transparence et vertu, les candidats n’ayant rien à se reprocher se font plutôt rares…
Vertu ostentatoire, vertu cachée
La perfection morale est-elle de ce monde ? Faut-il attendre d’un pape qu’il soit plus vertueux que ses ouailles, ou accepter qu’il soit, comme les autres êtres humains, un « pauvre pécheur », faillible et imparfait ? Telle est la question au cœur du film d’Edward Berger, Conclave, qui a dépassé le million d’entrées en France et pourrait récolter une moisson de statuettes aux Bafta – les César britanniques – avant les Oscars, fin février. L’un des paradoxes du film est niché dans son titre. Conclave fait référence à cette assemblée de prélats qui se coupe du monde le temps de l’élection. Pendant plusieurs jours, les cardinaux vivent sous cloche, en quasi-ermites, « sous clés » (clavis, en latin), pour garder le secret mais aussi permettre le recueillement et rendre ce moment d’autant plus solennel aux yeux des fidèles.
Pourtant, dans le film, les débats de société filtrent à travers l’intérieur de ces murs épais. Quel courant idéologique doit l’emporter ? Une guerre sourd entre les conservateurs, intraitables sur l’avortement, le divorce ou la transidentité ; les progressistes, prêts à marier les homosexuels et ordonner des femmes prêtres ; et au milieu, les modérés, utiles mais peu charismatiques, qui peinent à se frayer une place au milieu de la surenchère. Ce conclave est autant une chambre noire qu’une chambre d’écho, traversée par les sujets brûlants qui agitent les sociétés aujourd’hui, sur les migrations, le féminisme, la transidentité, la répartition des richesses... Cette porosité n’atteint pas que les idées : Thomas Lawrence doit s’assurer que les cardinaux correspondent aux critères de moralité catholiques comme profanes : pas de pédocriminalité, pas de détournement de fonds ni de double vie sentimentale ou de malversations en tous genres…
C’est en somme une enquête de pureté que Thomas Lawrence mène à l’insu des candidats – tous évidemment assurent avoir les qualités morales adéquates, en dépit de leurs imperfections parfois flagrantes. Dans Trois Utopies contemporaines (Fayard, 2017), le philosophe Francis Wolff met en garde contre cette obsession de la pureté, propre aux passions révolutionnaires ou aux régimes totalitaires, et qui prend de l’ampleur depuis quelques années, à la fois à l’extrême droite (pureté du corps social, rejet du pluralisme) et chez la gauche radicale (pratique de la « vertu ostentatoire » et de la cancel culture). Selon lui, la quête de pureté est un cercle sans fin qui peut même basculer dans la violence. « Le Pur doit commencer par exclure. Mais il n’en finit pas d’exclure parce que le déjà purifié n’est jamais assez pur. Au point que l’idée se mue en délire infini d’évincer, puis de chasser. »
Une tension au cœur de la religion
Une difficulté posée par ce défi réside dans le fait que louer le caractère hors du commun de certaines personnes, cela fait précisément partie de la tradition catholique. En un sens, les profanes (les médias, les intellectuels, les militants, etc.) ne font que reprendre une logique que la religion a elle-même inventée. Certains personnages historiques sont en effet canonisés car ils incarnent un certain idéal moral, ils ont brillé ou se sont sacrifiés au nom des préceptes enseignés par Jésus. Certes, les saints accèdent à un statut particulier, précisément plus qu’humain, mais avant de mourir et d’être sanctifiés, ils avaient eu une vie ici-bas que le commun des mortels serait bien inspiré de copier, d’après l’Église. Dans son livre Pureté, Impureté. Une mise à l’épreuve (Bayard, 2019), Catherine Chalier montre que cette dichotomie est présente dès la Genèse, avec la scène du déluge :
“Le Créateur constate que l’être humain, pourtant béni et porteur de l’image divine, s’est perverti à un point tel qu’il interdit toute régénération morale. Il décide d’en finir avec lui car ‘le produit des pensées de son cœur est uniquement et constamment mauvais’. La création doit dès lors être entièrement renouvelée à partir d’un homme ‘juste et pur’, d’un homme non contaminé par la souillure, élu à ce titre pour échapper au cataclysme et bâtir une humanité nouvelle avec qui le Créateur passera alliance. Mais cette humanité nouvelle n’a, dans l’optique biblique, aucun droit de se prendre pour Dieu”
Catherine Chalier, Pureté, Impureté. Une mise à l’épreuve, 2019
La ligne de crête est fine, entre cette aspiration à la pureté au nom de la foi, et le risque de se croire aussi exemplaire que Dieu. Du moins, est-ce le cas dans la tradition catholique, car les protestants, eux, ne reconnaissent pas les saints. Ils estiment au contraire que le culte des saints risque de détourner le croyant de la parole des Évangiles, voire de verser dans une forme d’idolâtrie. Les protestants tendance puritains pratiquent plus volontiers la dénonciation et la contrition publiques, comme le montre le classique de la littérature américaine La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne. Le film Conclave analyse comment la culture catholique, traditionnellement versée dans le secret, est percutée, à l’heure de la mondialisation médiatique, par des pratiques plutôt chères à sa cousine et rivale protestante – et comment elle lutte pour s’y conformer sous la pression, sans perdre son identité.
La moralité, une lutte jamais gagnée
Lors d’une discussion chuchotée avec des pairs dans un escalier, Thomas Lawrence s’entend dire : « Nous sommes des hommes, pas des saints. » Aucun des candidats pressentis ne semble apte à occuper le siège du Saint-Père, on lui suggère donc de faire quelques concessions. Il y a deux siècles, le philosophe Emmanuel Kant, connu pour sa rectitude morale, aurait pu prononcer une telle phrase. Bien qu’il ait développé une théorie morale fondée sur la raison, le respect et l’obéissance au devoir, allant jusqu’à condamner la masturbation dans sa Doctrine de la vertu, il n’attendait pas des humains qu’ils deviennent des monstres de perfection morale :
“Cette loi de toutes les lois présente, ainsi que tous les préceptes moraux de l’Évangile, la moralité dans toute sa perfection, comme un idéal de sainteté qu’aucune créature ne peut atteindre, et qui pourtant est le type dont nous devons tendre à nous rapprocher par un progrès continu, mais sans fin”
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, 1788
L’être humain peut se parfaire, certes, mais ne peut atteindre la perfection. Plus encore, il doit penser la morale comme un combat toujours à renouveler. La morale est, pour l’homme, un effort constant de discipline intérieure, chez Kant : « L’état moral, qui lui convient et où il peut toujours demeurer, c’est la vertu, c’est-à-dire la moralité dans la lutte. » Même Kant, dont la souplesse intellectuelle n’est pas la première des qualités, appelle ainsi à une certaine humilité ! À la fin du film, d’ailleurs – que l’on ne révèlera pas – le scénario offre un fabuleux Deus ex machina où l’imperfection d’un des cardinaux, ou du moins son imperfection supposée, le rend d’autant plus apte à enfiler le costume de pape. Une manière de rappeler que nous sommes toujours l’impur aux yeux de quelqu’un d’autre.
Conclave, d’Edward Berger, avec Ralph Fiennes, Stanley Tucci et Isabella Rossellini, est à l’affiche depuis le 4 décembre 2024. janvier 2025