Quand les organisations agissent en « pirates » pour innover : le cas de Heetch
Pour servir leur cause, certaines entreprises, comme Heetch, font le choix d’être des pirates. Dès lors, il devient essentiel d’œuvrer à la légitimation de l’activité et de la mission de la firme.
Pour servir leur cause, certaines entreprises, comme Heetch, font le choix d’être des pirates. Dès lors, il devient essentiel d’œuvrer à la légitimation de l’activité et de la mission de la firme.
Le cas de la start-up de transport urbain, Heetch, est éclairant des étapes pour passer de pirate exerçant dans un flou juridique à « entreprise installée ». Un parcours en trois stations et quelques dangers.
L’arrestation – puis la récente libération – du capitaine Paul Watson, fondateur de l’ONG Sea Shepherd qui lutte pour protéger la biodiversité dans les océans, intervient dans un contexte de scission opposant deux camps : ceux qui entendent rester « dans la droite ligne de l’ADN d’origine » de l’ONG en poursuivant un fort activisme contre les États braconniers, et ceux qui estiment qu’il y a trop à perdre à « rester autant dans la confrontation » et qui prônent des actions plus tempérées pour tenter une « institutionnalisation » de l’ONG. Cette opposition illustre le dilemme auquel font face de nombreuses organisations pirates, concept proposé par Durand et Vergne.
Les organisations pirates se définissent à partir de trois critères. D’abord, elles développent des activités innovantes en exploitant un flou juridique. Ensuite, elles défendent une « cause publique » pour soutenir des communautés négligées, communautés qui vont en retour soutenir les organisations pirates. Enfin, en apportant une innovation qui répond à certaines demandes sociales, elles perturbent les monopoles et contribuent à la transformation du système économique et sociétal. Mais pour jouer ce rôle, elles doivent devenir légitimes.
La quête de légitimité
Une organisation est légitime quand ses différentes audiences (clients, médias, État, etc.) jugent ses actions désirables au regard des valeurs, normes et lois en vigueur. La légitimité se construit à travers un processus : la légitimation. Elle constitue un défi d’autant plus complexe pour les organisations pirates qu’elles sont souvent considérées comme illégales et illégitimes par l’État et les acteurs établis. Ces derniers exercent alors des pressions pour entraver leur légitimation. Dès lors, comment les organisations pirates construisent-elles leur légitimité ? Nous avons étudié cette question à partir du cas emblématique de Heetch.
Heetch, un cas emblématique d’organisation pirate
Heetch est une start-up française de transport urbain lancée en 2013 lorsque ses fondateurs constatent qu’il est « difficile pour les jeunes de se déplacer la nuit à Paris et en région parisienne, faute de solutions adaptées ». Ces derniers décident de créer une plate-forme de transport pour mettre en relation des chauffeurs particuliers et des passagers.
Cette activité, qui repose sur les principes de « l’économie du partage », va alors empiéter sur le monopole des taxis et sur le secteur des voitures de transport avec chauffeur (VTC) qui exercent avec des statuts professionnels et en se conformant à un cadre réglementaire. Malgré certains déboires, Heetch va progressivement construire sa légitimité. Heetch a connu trois phases avant de devenir une entreprise légitime. À chacune de ces phases, l’organisation a subi des pressions et y a réagi via différentes réponses.
Le pragmatisme clandestin…
Lorsque Heetch lance son activité en 2013, un conflit oppose deux parties dans le secteur du transport urbain : d’un côté, les nouvelles applications de VTC (comme Uber) et de chauffeurs particuliers (comme UberPop et Heetch) ; et de l’autre côté, les taxis et leurs centrales de réservation (comme G7). Ces derniers et l’État commencent alors à exercer des pressions pour dénoncer ces applications, surtout envers Uber qui concentre l’attention médiatique.
Durant cette période, Heetch adopte un « pragmatisme clandestin ». La start-up évite les confrontations directes en restant « sous le radar » des médias. Cette stratégie s’apparente au « bootlegging » qui consiste à dissimuler une activité innovante en phase d’amorçage. Heetch développe ainsi sa légitimité pragmatique auprès de ses audiences immédiates en utilisant des techniques informelles comme le « bouche-à-oreille ». Sa légitimité demeure toutefois limitée car elle se construit hors du champ médiatique et sans l’approbation de l’État.
… puis l’activisme subversif…
En juin 2015, les taxis se mobilisent massivement pour dénoncer la « concurrence déloyale » des nouvelles applications. Le préfet de police de Paris prend alors un arrêté d’interdiction contre les applications « de type UberPop » en ciblant également Heetch.
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Si Uber ferme son application UberPop, Heetch refuse de se soumettre en exploitant un flou juridique, son nom n’apparaissant pas explicitement dans l’arrêté. L’État intervient pour contraindre Heetch à stopper son activité : une centaine de chauffeurs sont placés en garde à vue. Puis, les fondateurs sont déférés devant le procureur et convoqués au tribunal correctionnel. Les chefs d’accusation retenus contre eux sont « organisation illicite de mise en relation », « complicité d’exercice illégal de l’activité d’exploitant de taxi » et « pratique commerciale trompeuse ».
En réponse à ces accusations, Heetch s’engage dans un « activisme subversif ». Les fondateurs prennent la parole dans les médias pour défendre leur activité. Ils revendiquent l’utilité publique de leur service qui « permet de créer de la mobilité » notamment auprès des jeunes de banlieue. La start-up crée alors un « buzz » en publiant une vidéo satirique qui détourne des images de personnalités politiques dans leur jeunesse. Heetch fait levier sur sa légitimité pragmatique, déjà acquise auprès de sa communauté, pour se construire une légitimité médiatique auprès d’audiences plus larges dans la société (citoyens, journalistes et élus). L’organisation acquiert ainsi une notoriété dans le débat public, mais elle fait l’objet de poursuites judiciaires.
… et enfin, le radicalisme tempéré
En mars 2017, le tribunal condamne les fondateurs en pointant le caractère illégal de leur activité. Heetch suspend alors son service. Pour autant, deux semaines après sa condamnation, la start-up lance un autre service qui fait appel à des chauffeurs professionnels de VTC. Puis, deux mois plus tard, la start-up relance un service avec des chauffeurs particuliers qui rencontre rapidement un succès. Toutefois, la start-up subit à nouveau des mises en garde à vue de ses chauffeurs particuliers. Par conséquent, elle décide de fermer ce service six mois après son lancement pour se cantonner dorénavant à un service légal de VTC.
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Lors de cette phase, Heetch fait preuve d’un « radicalisme tempéré ». L’organisation intègre le système en poursuivant son « combat » mais de façon plus modérée, sans entrer en conflit frontal avec l’État et les acteurs du secteur. Elle déploie trois réponses : l’acquiescement (respect de la loi), le compromis (conciliation de son service de VTC et de sa cause publique) et la manipulation (lobbying pour faire évoluer le cadre légal). Ce faisant, Heetch acquiert une légitimité réglementaire tout en consolidant ses légitimités pragmatique et médiatique. L’organisation se voit alors sélectionnée par le gouvernement pour intégrer ses programmes French Tech 120 et Next 40 dédiés aux start-up nationales les plus prometteuses. Elle deviendra même la première plate-forme de VTC à obtenir le statut de « société à mission ».
La piraterie, un accélérateur de croissance ?
En somme, notre étude révèle l’intérêt de la piraterie en tant que stratégie pour amorcer la croissance d’une organisation qui défend une cause publique. En adoptant cette stratégie, l’organisation pirate enclenche une dynamique de transformation du système en vue de résoudre certains défis sociaux ou écologiques.
Cela dit, la principale limite de l’organisation pirate est qu’elle risque, tôt ou tard, d’être freinée par une crise de légitimité face à la réaction hostile de certains monopoles ou États. Les déboires récents du capitaine Paul Watson en témoignent… mais comme l’indique ce dernier : « on ne change pas le monde sans faire de vagues ».
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.