Le développement de l’énergie solaire a-t-il été torpillé en 1882 ?

À la fin du XIXᵉ siècle, Augustin Mouchot inventait un ingénieux concentrateur solaire. Mais la bureaucratie technique de l’époque en a livré une évaluation biaisée qui a condamné l’appareil.

Fév 2, 2025 - 10:02
 0
Le développement de l’énergie solaire a-t-il été torpillé en 1882 ?
Dessin de couverture du magazine hebdomadaire illustré _la Science populaire_, en août 1882. Fourni par l'auteur

À la fin du XIXe siècle, le Français Augustin Mouchot inventait un ingénieux concentrateur solaire. Mais la bureaucratie technique de l’époque, chargée de l’évaluer, en a livré une appréciation biaisée en la comparant au charbon qui alimentait les machines à vapeur – condamnant, au passage, l’appareil et ses multiples applications.


En matière d’énergie solaire, plusieurs moyens ont permis, au XXe siècle, de stopper l’innovation et de garantir le monopole des énergies fossiles et de leurs savoirs. Par exemple : la menace pure et simple, le rachat de brevets, la montée au capital ou encore la fermeture d’activité. L’expertise tendancieuse – sinon mensongère – a pu constituer un autre levier, ainsi que le montre le cas de l’évaluation officielle des appareils solaires d’Augustin Mouchot et de son associé Abel Pifre, à la fin du XIXe siècle.

Absent des manuels scolaires et délaissé des commémorations nationales pour le bicentenaire de sa naissance en 2025, le professeur de mathématiques appliquées et de physique Augustin Mouchot (1853-1880) est le pionnier français méconnu de l’énergie solaire moderne.

Four solaire de Mouchot et Pifre, conservé au CNAM à Paris. Rama/Wikimedia, CC BY-SA

Il a défendu et démontré les atouts de l’énergie solaire thermique et thermodynamique, particulièrement pour les pays de la zone intertropicale. Et cela, dès son ouvrage de synthèse et de prospective en 1869, puis avec un premier moteur à vapeur solaire de retentissement international, présenté à l’Exposition universelle de 1878 à Paris.

Mais ce dernier a également rencontré après une mission de trois ans en Algérie et des financements publics importants, les incompréhensions auxquelles les énergies énergies renouvelables ont été confrontées depuis cette période. Ce qui n’a pas été sans lui valoir des adversaires…

Une commission d’étude transsaharienne de la chaleur solaire

La Commission des appareils solaires est créée le 19 février 1880 dans le cadre des travaux préparatoires du chemin de fer transsaharien. Elle doit tester les concentrateurs solaires à vapeur développés depuis près de 15 années par Augustin Mouchot – et depuis 1878 par Abel Pifre – dans la perspective du pompage de l’eau indispensable à la recharge des locomotives et au développement de gares-dépôts de combustible.

L’assassinant du colonel Flatters et de son escorte lors de la seconde reconnaissance du tracé, le 16 février 1881, un an et deux mois avant la remise du rapport de la commission, mettra fin au projet.

La commission rassemble alors deux ingénieurs, un colonel et deux professeurs aux facultés de médecine et des sciences de Montpellier. L’appareil solaire testé, doté d’un réflecteur de trois mètres de diamètre, est construit par la société d’Abel Pifre, officiellement constituée en janvier 1881 et première entreprise au monde à commercialiser des cuiseurs, distillateurs et moteurs solaires.

Les essais ont lieu en 1881 au fort de Montpellier sous la supervision du professeur de physique André Crova (1833-1907), qui rédigera le rapport final.

Docteur en physique électrochimique, avec 74 publications touchant à l’optique, à l’électricité, aux « radiations calorifiques » – dont celles du Soleil –, c’est un pionnier du calcul de la « constante solaire », quantité d’énergie solaire reçue par la Terre hors atmosphère sur une surface d’un mètre carré exposée perpendiculairement au soleil.

Les étranges calculs du « rendement industriel »

La note manuscrite d’André Crova, discutée durant la séance du 3 avril 1882 de l’Académie des sciences, est la version courte du rapport qu’il publie dans les mois suivants, qui comporte quarante-cinq pages et une illustration.

Son diagnostic déborde du projet transsaharien et met en regard l’énergie solaire avec la grande énergie fossile, alors concurrente, que représente le charbon.

« On s’est préoccupé dans ces dernières années de tentatives faites en vue d’utiliser pratiquement l’énergie des radiations solaires. Ces radiations sont en effet la cause presque unique de tous les phénomènes atmosphériques, de tout travail moteur, et de la vie sous toutes ses formes, à la surface de notre globe. Mais ces forces motrices, irrégulières et sujettes même à faire défaut à un moment donné, sont maintenant partout remplacées par celle de la vapeur, qui, toute coûteuse qu’elle est, a du moins pour elle la constance et la régularité, qui sont une des premières conditions que l’industrie demande à un moteur. »

André Crova inaugure ainsi le discours des experts dont l’influence va se renforcer au fil de l’ère thermo-industrielle. Spécialiste d’un domaine étroit – la mesure des radiations solaires –, il est mandaté pour l’évaluation d’une technologie de conversion énergétique – les récepteurs solaires thermodynamiques Mouchot-Pifre –, dans le cadre d’une ligne de transport à l’intérieur du Sahara.

Au final, il délivre un avis non pas sur le fond, mais sur sur les formes d’énergie qui devraient être privilégiées dans le cadre de la modernité. Ce glissement fait de son rapport la première grande condamnation officielle de l’utilisation du rayonnement solaire pour produire de l’énergie.

Car la commission ne s’arrête pas sur les applications pratiques de la machine à vapeur solaire. Citons par exemple :

  • 189 jours de fonctionnement sur l’année en 1881 à la latitude de Montpellier et 14 litres d’eau distillée (c’est-à-dire, vaporisée) par jour de fonctionnement en moyenne ;
  • la possibilité d’y ajouter une pompe ou un moteur rotatif ;
  • celle de procéder à la distillation d’alcools, de plantes ou à la pasteurisation de l’eau ou des aliments ;
  • celle de procéder à la cuisson de la nourriture humaine ou pour les animaux ;
  • celle de procéder à la calcination et au chauffage de matériaux (chaux, graisses, briques, poteries, pâte à papier) ;
  • la possibilité d’en faire une pile thermoélectrique ;
  • la possibilité de produire de la glace avec l’ammoniac et une machine des frères Carré, (comme Mouchot le fit en 1878 ;
  • la possibilité éventuelle de procéder de faire tourner une machine à coudre ou d’imprimer des journaux avec.
Gravure décrivant l’impression d’un journal grâce au moteur solaire en 1882.

Mais non, le travail d’André Crova se limite à la mesure d’un « rendement industriel de l’appareil », à partir du « nombre de calories emmagasinées par la chaudière ».


Visuel d’illustration de la newsletter Ici la Terre représentant la planète Terre sur un fond bleu

Abonnez-vous dès aujourd’hui.

Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ».


Le principe est le suivant :

  • La chaudière placée au centre du réflecteur solaire vaporise de l’eau à partir de laquelle, une fois la vapeur refroidie dans un serpentin, il est possible, « au moyen de la formule de Regnault », de calculer « le nombre de calories utilisées par l’appareil » ;

  • Simultanément un « actinomètre » évalue le rayonnement solaire d’heure en heure, corrigé par la température, l’hygrométrie de l’air et la hauteur du soleil (c’est-à-dire, la transparence et l’épaisseur atmosphériques), afin de calculer les « calories incidentes » ;

  • En divisant le premier chiffre par le second, on obtient un rapport, que l’on appelle « rendement économique de l’appareil ». En 1881 à Montpellier, il a été évalué à 0,491 calorie par mètre carré, avec un maximum à 0,854.

En un mot, à l’évaluation de la puissance effective, de la fonctionnalité et de la praticité des appareils solaires s’est substituée, au prix d’une somme d’approximations considérables, la simple évaluation d’un rendement théorique : celui du nombre de calories captées par rapport aux calories disponibles.

Le tour de passe-passe accompli autorise le physicien rapporteur André Crova à conclure sur des hypothèses économiques, et non à se prononcer sur l’intérêt technoscientifique du principe et du fonctionnement du moteur solaire.

La condamnation du solaire

C’est donc sur un mode conditionnel que la condamnation de l’énergie solaire est exprimée en 1882. Il est intéressant de noter que les termes en sont restés presque inchangés jusqu’à nos jours, y compris pour les autres types de conversion d’énergie tels que le photovoltaïque – solaire vers électrique – ou l’éolien – mécanique vers électrique.

Déjà en 1882, la régularité économique et la disponibilité des combustibles fossiles dans les pays développés sont les principaux arguments avancés par André Crova.

« En France et dans les climats tempérés, l’énergie de la radiation solaire est trop affaiblie au niveau du sol […] pour que l’on puisse espérer pouvoir emprunter dans des conditions économiques et régulières une partie de l’énergie solaire pour l’appliquer aux besoins de l’industrie. Telle est mon opinion personnelle, qui résulte des expériences que nous avons faites pendant la durée de l’année 1881. […] Remarquons d’ailleurs que, dans les conditions dont nous parlons, le prix du travail moteur ou de la chaleur équivalente a une importance relativement faible, vu la facilité de transport du combustible. […] Mais dans les pays où le soleil […] envoie des radiations plus intenses, la conclusion serait-elle identique ? La réponse à cette question exige la connaissance de trop de points spéciaux pour que nous puissions la donner ici. »

Le professeur d’université André Crova, spécialiste de la mesure de la chaleur solaire, exécute avec les mots d’un expert industriel les appareils Mouchot-Pifre. Il admet pourtant des limites à son travail. En effet, lorsque

« le vent souffle avec force dans la direction de l’orifice de l’actinomètre […] les observations sont impossibles […], tandis que la distillation (c’est-à-dire la production de vapeur, ndlr) se produit même dans les circonstances les plus défavorables, pourvu que le soleil brille. »

Autrement dit, l’appareil, plus efficient que son « mesureur », fonctionne même les jours où l’on ne peut effectuer de mesures. Dans son mémoire à l’Académie des sciences, le physicien admet aussi qu’en l’absence d’isolation de la chaudière, la température extérieure influence davantage la distillation de l’eau que le soleil.

Pire, puisque l’actinomètre ne laisse pas passer les mêmes longueurs d’onde que le manchon en verre de la chaudière. Comme l’écrit André Crova,

« par les plus fortes intensités, les radiations obscures (rayonnement infrarouge, ndlr), non transmissibles par le verre, sont arrêtées par le manchon, et le rendement diminue, quoique la quantité de chaleur utilisée augmente ».

Ainsi, du fait du choix d’un tel rendement comme valeur d’évaluation, les appareils solaires « fonctionneraient » moins bien dans les périodes précises où justement ils chauffent le plus. On croit rêver.

La notion de rendement pour une source primaire d’énergie gratuite et inépuisable révèle ici sa limite : nul besoin d’être physicien pour comprendre que plus le soleil brille, plus l’énergie solaire est abondante, quand bien même la qualité de la conversion/captation du rayonnement baisse avec l’augmentation de l’intensité de ce rayonnement.

« De l’eau froide sur le soleil de M. Mouchot »

Mais le coup de grâce tient dans l’image que retient la presse, c’est-à-dire la mise en équivalence du rendement maximum du mètre carré solaire selon les calculs précédents et de la quantité de charbon correspondant. Celui-ci représente :

« à peu près la chaleur produite par 240 grammes de charbon, en admettant que la moitié de la chaleur qu’il produit en brûlant soit utilisée à vaporiser l’eau ».

Une poignée de carbone polluant contre une heure de soleil sur un mètre carré de métal brillant ? Sans gaz à effet de serre, éternellement et gratuitement, mais avec des intermittences ? On peut se demander ce qu’il serait advenu du monde si André Crova n’avait pas déversé sans vergogne « de l’eau froide sur le soleil de M. Mouchot », ainsi que relèvera immédiatement le journaliste scientifique de l’époque Louis Figuier.

Malgré les démentis, deux ans plus tard l’entreprise d’Abel Pifre disparait, et avec elle les projets et brevets solaires d’Augustin Mouchot.

Changer de regard sur l’énergie solaire ?

L’histoire d’Augustin Mouchot n’est pas un cas isolé. L’économiste Sugandha Srivastav soulignait, au sujet d’un autre innovateur solaire – américain celui-ci – arrêté dans sa course au début du XXe siècle, que

« s’il est douloureux de réfléchir à ce grand “et si” alors que le climat s’effondre sous nos yeux, cela peut nous apporter quelque chose d’utile : savoir que tirer de l’énergie du soleil n’a rien d’une idée radicale, ni même nouvelle. C’est une idée aussi vieille que les entreprises de combustibles fossiles elles-mêmes ».

Aurions-nous aujourd’hui, 143 plus tard, la même sévérité sur le potentiel des ressources solaires et les mêmes certitudes à propos des énergies fossiles que la commission du ministère des travaux publics de Montpellier ? C’est la question qu’il nous faut poser, de façon urgente, à tous les André Crova de notre temps.The Conversation

Frédéric Caille ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.