“Cœur avec les mains”

“Cœur avec les mains” hschlegel lun 20/01/2025 - 15:45 En savoir plus sur “Cœur avec les mains” Vous en avez sûrement déjà été gratifié, avec sourire enfantin et tête légèrement inclinée, ou vous avez probablement déjà reçu sa version emoji disponible depuis quelques mises à jour récentes de vos smartphones : le cœur avec les mains est presque devenu une nouvelle forme de ponctuation, une façon d’adoucir un propos, de remercier pour une délicate attention, ou de solliciter quelque chose sans avoir l’air d’y toucher.D’où vient cette nouvelle forme de communication très populaire chez les générations Alpha et Bêta, et que signifie-t-elle ? Tout anodine et amusante qu’elle paraisse, elle tire en réalité sa source dans les inégalités de genre et la culture coréenne. [CTA2]“Aegyo” et K-popFormer un cœur avec ses mains ou juste en croisant deux doigts : c’est la tendance à adopter si vous ne voulez pas passer pour un dinosaure encore coincé au stade « parole » de la communication – du moins du point de vue des 15-25 ans. De la même façon que les émoticônes, ou emojis, surlignent, adoucissent ou infléchissent un propos écrit, en permettant parfois de lire les quelques caractères d’un message avec plusieurs degrés de compréhension, agrémenter une discussion de signes faits avec les mains (des signes essentiellement mignons, voire naïfs) est une façon d’augmenter la conversation, comme si les mots et le ton de la voix ne parvenaient pas tout à fait à transmettre l’intention.Venue de Corée du Sud et des stars de la K-pop, cette déclinaison de cœurs en tout genre, qui nécessitent parfois une dextérité digne d’un Nijinski qui ferait des pointes sur ses doigts, a largement débordé le champ des fans des groupes BTS, Twice ou autre « idols ». Elle vient d’une esthétique qui mise sur les attitudes enfantines et régressives, les couleurs vives qui rappellent un sac de bonbons, et l’envie de ne surtout pas se prendre la tête en abordant des sujets trop sombres. On connaît peut-être mieux l’esthétique kawaï venu du Japon, qui signifie littéralement « mignon ». Les célèbres Pokémon en sont l’une des manifestations à la longévité la plus impressionnante dans la culture pop : l’idée de génie du créateur est de faire en sorte que les spectateurs, puis les joueurs, s’identifient à toute une galerie de monstres aux formes arrondies et amusantes, plutôt qu’aux personnages censés les entraîner. Le coréen dispose d’un autre mot, d’un autre concept, qui relève d’un véritable art de se comporter en société : l’aegyo, c’est-à-dire prendre des attitudes enfantines à l’âge adulte, se comporter comme un « petit enfant charmant ». L’idée sous-jacente est que la douceur, le mignon, sont une façon d’assainir et de fluidifier les relations sociales, dans des sociétés à la violence larvée qui misent le plus souvent sur la performance des individus et sur leur conformité à des schémas familiaux et identitaires traditionnels. L’aegyo naît ainsi dans l’un des pays au plus fort taux de suicide, et où la pression à la réussite scolaire puis professionnelle est l’une des plus fortes.Si les stars de K-pop souscrivent plus ou moins uniformément à l’aegyo, il existe bel et bien un usage genré de cette forme de langage. La douceur et la gentillesse sont des qualités davantage perçues comme féminines, quand le sérieux et la force se déclinent plutôt au masculin. Dans une société coréenne où les rôles de genre sont encore bien présents, alors même que les femmes concurrencent davantage les hommes sur le marché du travail et dans les postes à responsabilité, l’aegyo est ainsi utilisé par les femmes pour pacifier les éventuelles tensions que leur place relativement nouvelle pourrait susciter. Employer une voix plus haut perchée que sa voix réelle, agrémenter ses demandes de tout un tas de gestes mignons comme les cœurs formés avec les mains ou les joues creusées avec les index, est une façon pour les femmes, non seulement dans la sphère intime mais également professionnelle, de rassurer sur le fait qu’elles sont capables de rester à « leur place » tout en progressant en termes de salaires et de visibilité. L’aegyo est ainsi considéré comme une forme de pouvoir féminin, basé sur une performativité qui consacre toutefois l’inégalités des genres : la femme est souvent celle qui demande, qui manque de quelque chose et a besoin d’un intermédiaire pour l’obtenir (ou doit faire le faire croire pour ne pas être perçue comme trop froide et calculatrice), quand l’homme est celui qui accède à la requête, qui « craque » parce qu’il ne peut résister à tant de « mignonnerie ».Cœur sur la société de la fatigueEn Corée, l’aegyo et les cœurs avec les mains sont ainsi une façon de composer avec un état de fait, sans jamais vraiment le contester – sans parler de se révolter contre. Ils entérinent une forme de violence des rapports, et sont une tentative pour l’édulcorer, la minimiser. Presque une façon de reconnaître une forme d’impuissance individuelle : f

Jan 20, 2025 - 17:16
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“Cœur avec les mains”
“Cœur avec les mains” hschlegel lun 20/01/2025 - 15:45

Vous en avez sûrement déjà été gratifié, avec sourire enfantin et tête légèrement inclinée, ou vous avez probablement déjà reçu sa version emoji disponible depuis quelques mises à jour récentes de vos smartphones : le cœur avec les mains est presque devenu une nouvelle forme de ponctuation, une façon d’adoucir un propos, de remercier pour une délicate attention, ou de solliciter quelque chose sans avoir l’air d’y toucher.

D’où vient cette nouvelle forme de communication très populaire chez les générations Alpha et Bêta, et que signifie-t-elle ? Tout anodine et amusante qu’elle paraisse, elle tire en réalité sa source dans les inégalités de genre et la culture coréenne. 

[CTA2]


“Aegyo” et K-pop

Former un cœur avec ses mains ou juste en croisant deux doigts : c’est la tendance à adopter si vous ne voulez pas passer pour un dinosaure encore coincé au stade « parole » de la communication – du moins du point de vue des 15-25 ans. De la même façon que les émoticônes, ou emojis, surlignent, adoucissent ou infléchissent un propos écrit, en permettant parfois de lire les quelques caractères d’un message avec plusieurs degrés de compréhension, agrémenter une discussion de signes faits avec les mains (des signes essentiellement mignons, voire naïfs) est une façon d’augmenter la conversation, comme si les mots et le ton de la voix ne parvenaient pas tout à fait à transmettre l’intention.

Venue de Corée du Sud et des stars de la K-pop, cette déclinaison de cœurs en tout genre, qui nécessitent parfois une dextérité digne d’un Nijinski qui ferait des pointes sur ses doigts, a largement débordé le champ des fans des groupes BTS, Twice ou autre « idols ». Elle vient d’une esthétique qui mise sur les attitudes enfantines et régressives, les couleurs vives qui rappellent un sac de bonbons, et l’envie de ne surtout pas se prendre la tête en abordant des sujets trop sombres. On connaît peut-être mieux l’esthétique kawaï venu du Japon, qui signifie littéralement « mignon ». Les célèbres Pokémon en sont l’une des manifestations à la longévité la plus impressionnante dans la culture pop : l’idée de génie du créateur est de faire en sorte que les spectateurs, puis les joueurs, s’identifient à toute une galerie de monstres aux formes arrondies et amusantes, plutôt qu’aux personnages censés les entraîner. Le coréen dispose d’un autre mot, d’un autre concept, qui relève d’un véritable art de se comporter en société : l’aegyo, c’est-à-dire prendre des attitudes enfantines à l’âge adulte, se comporter comme un « petit enfant charmant ». L’idée sous-jacente est que la douceur, le mignon, sont une façon d’assainir et de fluidifier les relations sociales, dans des sociétés à la violence larvée qui misent le plus souvent sur la performance des individus et sur leur conformité à des schémas familiaux et identitaires traditionnels. L’aegyo naît ainsi dans l’un des pays au plus fort taux de suicide, et où la pression à la réussite scolaire puis professionnelle est l’une des plus fortes.

Si les stars de K-pop souscrivent plus ou moins uniformément à l’aegyo, il existe bel et bien un usage genré de cette forme de langage. La douceur et la gentillesse sont des qualités davantage perçues comme féminines, quand le sérieux et la force se déclinent plutôt au masculin. Dans une société coréenne où les rôles de genre sont encore bien présents, alors même que les femmes concurrencent davantage les hommes sur le marché du travail et dans les postes à responsabilité, l’aegyo est ainsi utilisé par les femmes pour pacifier les éventuelles tensions que leur place relativement nouvelle pourrait susciter. Employer une voix plus haut perchée que sa voix réelle, agrémenter ses demandes de tout un tas de gestes mignons comme les cœurs formés avec les mains ou les joues creusées avec les index, est une façon pour les femmes, non seulement dans la sphère intime mais également professionnelle, de rassurer sur le fait qu’elles sont capables de rester à « leur place » tout en progressant en termes de salaires et de visibilité. L’aegyo est ainsi considéré comme une forme de pouvoir féminin, basé sur une performativité qui consacre toutefois l’inégalités des genres : la femme est souvent celle qui demande, qui manque de quelque chose et a besoin d’un intermédiaire pour l’obtenir (ou doit faire le faire croire pour ne pas être perçue comme trop froide et calculatrice), quand l’homme est celui qui accède à la requête, qui « craque » parce qu’il ne peut résister à tant de « mignonnerie ».

Cœur sur la société de la fatigue

En Corée, l’aegyo et les cœurs avec les mains sont ainsi une façon de composer avec un état de fait, sans jamais vraiment le contester – sans parler de se révolter contre. Ils entérinent une forme de violence des rapports, et sont une tentative pour l’édulcorer, la minimiser. Presque une façon de reconnaître une forme d’impuissance individuelle : face à ces processus qui nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs et d’en huiler quelques modestes rouages, pour (mal) paraphraser Cocteau. Dans La Société de la fatigue (PUF, 2010), le philosophe d’origine coréenne Byung-Chul Han dénonce ainsi une culture du divertissement tournée vers un optimisme forcené qui masque le caractère mortifère de l’organisation actuelle du travail. « La société de performance se débarrasse de plus en plus de la négativité, remarque-t-il. La dérégulation croissante l’abolit justement. La capacité délimitée est le verbe modal positif de la société de performance. Son pluriel collectif dans l’affirmation « Yes, we can » exprime justement le caractère de positivité de la société de performance. L’interdiction, le commandement ou la loi cèdent la place au projet, à l’initiative et à la motivation. »

La gymnastique digitale qui consiste à composer des formes mignonnes avec les mains relève-t-elle de l’affection ou de la motivation ? L’apparition constante de nouvelles figures tend à faire pencher la balance de ce dernier côté, sacrifiant par ailleurs une manifestation possiblement sincère d’amitié, voire d’amour, à l’économie de l’attention. Ainsi le simple cœur formé de la jonction des deux mains est-il déjà considéré comme has been, quand celui formé de l’entrecroisement entre le pouce et l’index connaît un franc succès, peut-être du fait de sa discrétion qui évoque un visage subtilement rougissant. Mention spéciale toutefois pour le cœur à compléter par une main amie : son incomplétude et le vide qu’il met paradoxalement en valeur signale une forme de mélancolie, une solitude résistant à tout slogan motivationnel. Tout légers qu’ils paraissent, ces cœurs ne sont pas si innocents qu’on le croit… janvier 2025

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