Arnaqués, piégés, floués… Pourquoi sommes-nous de plus en plus crédules ?

Arnaqués, piégés, floués… Pourquoi sommes-nous de plus en plus crédules ? hschlegel mar 21/01/2025 - 16:00 En savoir plus sur Arnaqués, piégés, floués… Pourquoi sommes-nous de plus en plus crédules ? Anne, femme de millionnaire, a été arnaquée de plus de 800 000 euros par un « faux Brad Pitt ». Cette histoire, certes hors-norme, interroge. Alors que la méfiance augmente partout, nous ne nous sommes jamais autant fait arnaquer. D’où vient cette crédulité généralisée ? [CTA2]Souvent escroc varie…830 000 euros. C’est la somme qu’a extorqué le « faux Brad Pitt » à Anne, épouse d’une grande fortune, trompée par plusieurs montages photographiques pourtant très grossiers, représentant l’acteur hospitalisé. Après la diffusion le 12 janvier dernier du reportage de l’émission Sept à huit sur la chaîne TF1, où la victime a témoigné à visage découvert, des milliers de personnes – internautes, chroniqueurs, humoristes – se sont moqués d’elle.Il y a certes du mauvais esprit dans cette première réaction. Mais on peut aussi y voir un peu de soulagement – « ouf, ça arrive aussi aux riches » ou toute autre variante d’un « ouf, ça ne m’arrive pas (qu’)à moi ». Pour cause : même si la somme est en l’occurrence particulièrement élevée, Anne n’est pas la seule à s’être fait avoir. D’après une enquête menée par le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), le nombre de victimes d’escroquerie est passé de 250 900 victimes en 2016 à 411 700 en 2023, soit une hausse moyenne de +7,3 % par an.➤ À lire aussi : Je suis un pigeonEn plus d’être en augmentation, l’arnaque se fait polymorphe. L’arrivée d’Internet et plus récemment de l’intelligence artificielle ont offert un terrain particulièrement propice au renouvellement des escroqueries. On connaît tous quelqu’un (qui connaît quelqu’un…) victime d’une arnaque « au faux conseiller bancaire », (y compris au sein de notre rédaction) ou au faux-colis. Les narratifs-types, tous plus créatifs et convaincants que les autres, sont faits pour nous tromper. Depuis quelque temps, Internet a également vu éclore ce que l’on a appelé des « boomertraps » [« pièges à vieux »], de fausses images produites par intelligences artificielles qui visent à générer du trafic sur des sites plus ou moins interlopes, voire à repérer les individus particulièrement naïfs dans l’optique de leur soutirer de l’argent ou des informations. Le but est de servir d’appât à ceux que l’on appelle les « brouteurs », des escrocs comme le « faux Brad Pitt » qui a abusé Anne opérant sur les réseaux sociaux, notamment en simulant de fausses relations amoureuses avec leur victime.Serions-nous de plus en plus crédules ? C’est en tout cas la thèse du philosophe Camille Riquier, qui constate ces dernières années un « retour de flamme de la crédulité », dans son livre Nous ne savons plus croire (Desclée de Brouwer, 2020, rééd. PUF, 2023). Un diagnostic qui, dit-il, peut sembler paradoxal « dans nos sociétés démocratiques, alors que le niveau d’étude des citoyens n’a jamais été aussi élevé ».…bien fol qui s’y fie ?Pour expliquer cette déconcertante augmentation de la crédulité, plusieurs facteurs peuvent être mis en cause, à commencer par le lien entre le monde des écrans… et l’économie du désir, de la libido. Les escrocs s’appuient sur les algorithmes pour stimuler des passions, des envies. Avec Internet et via nos écrans, « les croyances […] se branchent directement sur le pulsionnel », explique Camille Riquier. Ce n’est pas un hasard si les « boomertraps » montrent souvent des photos de jeunes femmes dénudées. Il n’est pas non plus anecdotique qu’Anne ait cru avoir été contactée par l’acteur hollywoodien Brad Pitt, sex-symbol de toute une génération. Nos navigateurs sont envahis d’images choisies précisément selon nos désirs par des algorithmes. « On croit ce qui nous plaît », explique Riquier. Internet se présente ainsi comme « un immense marché cognitif où les superstitions les plus folles n’ont plus qu’à se servir »… Et les arnaqueurs aussi, qui s’appuient sur ces mêmes désirs. Le web apparaît comme un espace de paresse, de détente, de perte de soi, où l’on se laisse couler – voire sombrer dans un état semi-hypnotique. « Nous naviguons à vue sur la toile, c’est-à-dire à l’aveugle », décrit Riquer, qui en conclut : « À travers nos écrans numériques, tout redevient crédible »… compris un faux Brad Pitt amoureux transi et ruiné.Mais il serait un peu injuste de faire des arnaqués des individus purement paresseux ou pulsionnels. La crédulité convoque d’autres ressorts – y compris et paradoxalement notre faculté de penser. « L’esprit crédule obéit lui aussi à une forme de rationalité », continue Camille Riquier. Mais dans le cas d’une arnaque, cette faculté de pensée est biaisée, manipulée notamment par l’intermédiaire de l’ordinateur, qui « offre des pentes de moindre résistance qui orientent le cours de sa réflexion ». La crédulité n’est pas une absence de pensée, mais une pensée manipulab

Jan 21, 2025 - 16:33
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Arnaqués, piégés, floués… Pourquoi sommes-nous de plus en plus crédules ?
Arnaqués, piégés, floués… Pourquoi sommes-nous de plus en plus crédules ? hschlegel mar 21/01/2025 - 16:00

Anne, femme de millionnaire, a été arnaquée de plus de 800 000 euros par un « faux Brad Pitt ». Cette histoire, certes hors-norme, interroge. Alors que la méfiance augmente partout, nous ne nous sommes jamais autant fait arnaquer. D’où vient cette crédulité généralisée ? 

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Souvent escroc varie…

830 000 euros. C’est la somme qu’a extorqué le « faux Brad Pitt » à Anne, épouse d’une grande fortune, trompée par plusieurs montages photographiques pourtant très grossiers, représentant l’acteur hospitalisé. Après la diffusion le 12 janvier dernier du reportage de l’émission Sept à huit sur la chaîne TF1, où la victime a témoigné à visage découvert, des milliers de personnes – internautes, chroniqueurs, humoristes – se sont moqués d’elle.

Il y a certes du mauvais esprit dans cette première réaction. Mais on peut aussi y voir un peu de soulagement – « ouf, ça arrive aussi aux riches » ou toute autre variante d’un « ouf, ça ne m’arrive pas (qu’)à moi ». Pour cause : même si la somme est en l’occurrence particulièrement élevée, Anne n’est pas la seule à s’être fait avoir. D’après une enquête menée par le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), le nombre de victimes d’escroquerie est passé de 250 900 victimes en 2016 à 411 700 en 2023, soit une hausse moyenne de +7,3 % par an.

➤ À lire aussi : Je suis un pigeon

En plus d’être en augmentation, l’arnaque se fait polymorphe. L’arrivée d’Internet et plus récemment de l’intelligence artificielle ont offert un terrain particulièrement propice au renouvellement des escroqueries. On connaît tous quelqu’un (qui connaît quelqu’un…) victime d’une arnaque « au faux conseiller bancaire », (y compris au sein de notre rédaction) ou au faux-colis. Les narratifs-types, tous plus créatifs et convaincants que les autres, sont faits pour nous tromper. Depuis quelque temps, Internet a également vu éclore ce que l’on a appelé des « boomertraps » [« pièges à vieux »], de fausses images produites par intelligences artificielles qui visent à générer du trafic sur des sites plus ou moins interlopes, voire à repérer les individus particulièrement naïfs dans l’optique de leur soutirer de l’argent ou des informations. Le but est de servir d’appât à ceux que l’on appelle les « brouteurs », des escrocs comme le « faux Brad Pitt » qui a abusé Anne opérant sur les réseaux sociaux, notamment en simulant de fausses relations amoureuses avec leur victime.

Serions-nous de plus en plus crédules ? C’est en tout cas la thèse du philosophe Camille Riquier, qui constate ces dernières années un « retour de flamme de la crédulité », dans son livre Nous ne savons plus croire (Desclée de Brouwer, 2020, rééd. PUF, 2023). Un diagnostic qui, dit-il, peut sembler paradoxal « dans nos sociétés démocratiques, alors que le niveau d’étude des citoyens n’a jamais été aussi élevé ».

…bien fol qui s’y fie ?

Pour expliquer cette déconcertante augmentation de la crédulité, plusieurs facteurs peuvent être mis en cause, à commencer par le lien entre le monde des écrans… et l’économie du désir, de la libido. Les escrocs s’appuient sur les algorithmes pour stimuler des passions, des envies. Avec Internet et via nos écrans, « les croyances […] se branchent directement sur le pulsionnel », explique Camille Riquier. Ce n’est pas un hasard si les « boomertraps » montrent souvent des photos de jeunes femmes dénudées. Il n’est pas non plus anecdotique qu’Anne ait cru avoir été contactée par l’acteur hollywoodien Brad Pitt, sex-symbol de toute une génération. Nos navigateurs sont envahis d’images choisies précisément selon nos désirs par des algorithmes. « On croit ce qui nous plaît », explique Riquier. Internet se présente ainsi comme « un immense marché cognitif où les superstitions les plus folles n’ont plus qu’à se servir » Et les arnaqueurs aussi, qui s’appuient sur ces mêmes désirs. Le web apparaît comme un espace de paresse, de détente, de perte de soi, où l’on se laisse couler – voire sombrer dans un état semi-hypnotique. « Nous naviguons à vue sur la toile, c’est-à-dire à l’aveugle », décrit Riquer, qui en conclut : « À travers nos écrans numériques, tout redevient crédible »… compris un faux Brad Pitt amoureux transi et ruiné.

Mais il serait un peu injuste de faire des arnaqués des individus purement paresseux ou pulsionnels. La crédulité convoque d’autres ressorts – y compris et paradoxalement notre faculté de penser. « L’esprit crédule obéit lui aussi à une forme de rationalité », continue Camille Riquier. Mais dans le cas d’une arnaque, cette faculté de pensée est biaisée, manipulée notamment par l’intermédiaire de l’ordinateur, qui « offre des pentes de moindre résistance qui orientent le cours de sa réflexion ». La crédulité n’est pas une absence de pensée, mais une pensée manipulable, qui peut facilement être dépossédée d’elle-même. L’arnaqueur utilise cette crédulité : il en fait le matériau même du méfait. Pas-à-pas, étape par étape, la victime contribue activement à l’arnaque. Son esprit, sa réactivité – sa raison ! – sont mis au service de sa propre escroquerie. Loin d’être une pure passivité, la victime collabore malgré elle à sa perte. Nous sommes collectivement et sans le vouloir acteurs de notre propre crédulité… Ce qui fait de l’arnaque une expérience particulièrement humiliante, voire traumatique. 

Critique de la raison sûre

Comble de misère, c’est même parfois dans notre volonté même de vérifier, de nous renseigner, que nous tombons dans des pièges. C’est ce qu’explique le sociologue et romancier Gérald Bronner, dans son essai La Démocratie des crédules (PUF, 2013), qui décortique cette phrase que l’on entend souvent : « Moi, pour être sûr de l’information, je vérifie sur Internet. » En l’occurrence, explique-t-il, « la technologie Internet sert le biais de confirmation. En croyant utiliser une méthode objective pour s’orienter dans le dédale d’informations qu’est devenu le marché cognitif, [on] s’inocule, sans s’en rendre compte, un poison mental. » Dans le cadre de l’arnaque, ce « poison » auto-inoculé peut prendre différentes formes. Des faux sites très bien ficelés imitent à merveille des pages web d’organisations officielles et gouvernementales ou de titres de presse sérieux. Une arnaque récente consiste par exemple à imiter un article du journal Le Monde ou du site de la chaîne France 2 pour diriger l’utilisateur vers une page frauduleuse de cryptomonnaie. Dans la même veine, de faux professionnels (endossant le rôle de banquiers, de notaires) très bien documentés peuvent appeler des « clients » dans le but de les alerter contre une escroquerie supposée. Dans ce type de cas, c’est paradoxalement notre méfiance qui nourrit le malfrat.

La prolifération de ce type d’escroqueries crée une confusion forte, entre les organes de respectabilité et les espaces frauduleux. Les registres se confondent… ce qui, justement, renforce la méfiance généralisée et le cercle vicieux. Nous nous trouvons dans un « soupçon généralisé qui provoque une chute de confiance », analyse Riquier. Mais cette méfiance ne nous rend pas moins crédules, parce qu’elle demeure dirigée contre tout et n’importe quoi, sans hiérarchie ni discrimination. « Le doute s’invite partout mais de façon molle et diffuse », estime le philosophe. Le soupçon diffus, la méfiance généralisée pavent la voie aux arnaques et aux leurres. À revers de ces affects, l’on peut collectivement tenter de pratiquer une mise en doute plus sérieuse et plus ciblée. Il s’agirait par exemple de connaître précisément, en tant qu’utilisateur, le fonctionnement, ou du moins le pouvoir des algorithmes et des intelligences artificielles, pour apprendre à débusquer les manipulations. C’est, selon Camille Riquier, en travaillant pas-à-pas à réapprendre à douter, à douter vraiment, d’un « doute fort », que l’on parviendra aussi d’un même coup à restaurer notre faculté de croire et de faire confiance. Bref, il faudrait douter un peu moins… mais beaucoup mieux. janvier 2025

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